Le Crabe sur le dos : L'étranger
Cinéma

Le Crabe sur le dos : L’étranger

Le Colombien Oscar Ruiz Navia présente son premier long métrage, Le Crabe sur le dos (El vuelco del cangrejo), l’oeuvre stimulante d’un cinéphile s’invitant dans une grande danse.

À l’origine d’un projet cinématographique, se trouvent toujours d’autres films, d’autres auteurs. Comme dans les autres arts, c’est par le truchement d’autres oeuvres que le cinéaste découvre son moyen d’expression, ses possibilités, ses limites. Pour le spectateur, le fait d’établir des réseaux de correspondance entre deux ou plusieurs corpus, de faire dialoguer entre eux plusieurs cinéastes, demeure l’un des plus grands plaisirs qui soient. C’est là, peut-être, la finalité de la cinéphilie.

Avec Le Crabe sur le dos, son premier long métrage, le Colombien Oscar Ruiz Navia inscrit sa démarche dans la foulée de cinéastes qui ont tenté d’interroger le réel, d’utiliser le cinéma afin de transcender les limites de la perception humaine. On ne s’étonne guère de l’entendre nous révéler, lorsque rencontré dans le cadre de Festivalissimo, en juin dernier, où son film était présenté en ouverture du festival, sa fascination pour des cinéastes comme Bresson, Tarkovski et Kiarostami.

"J’ai toujours été fasciné par la démarche de ces cinéastes, par leur façon de jouer avec le réel, expliquait-il. J’aime aussi le respect qu’ils ont pour l’intelligence de leurs spectateurs. C’est en ne montrant pas tout et en nous laissant participer à l’écriture de leurs films qu’ils arrivent à élever leur discours. Un film de Tarkovski n’est jamais qu’un film. C’est toujours beaucoup plus."

C’est d’ailleurs à l’époque où il travaillait encore comme programmateur pour un cinéma colombien qu’Oscar Ruiz Navia a commencé à travailler sur son film: "Les week-ends, je me rendais parfois dans ce petit village de La Barra afin d’y faire du camping, car j’aimais beaucoup l’aspect insolite des lieux. J’ai fait la rencontre de Cerebro (Arnobio Salazar Rivas), un habitant de l’endroit qui était propriétaire d’un petit établissement en bordure de la plage. Près de chez lui, il y avait un gars de la ville, El Paisa comme ils l’appelaient, qui faisait jouer de la musique à tue-tête et qui essayait de vendre de la bière aux touristes. À lui seul, il embêtait tout un village, mais s’en foutait comme si les lieux lui appartenaient… Ça m’a fasciné."

À l’intérieur de la fiction, c’est dans ces circonstances particulières qu’apparaît Daniel (Rodrigo Vélez), un homme blanc mystérieux, sorti de nulle part, qui se pointe au village de La Barra à la recherche d’un bateau. En attendant, il devra vivre au village quelque temps. Cerebro l’héberge. La musique d’El Paisa résonne à la ronde…

C’est dans le décor même du village de La Barra que se déroule l’action du film: "Après avoir eu l’idée du film, racontait le réalisateur, j’ai tout de suite commencé à m’intégrer au village. Pendant trois ans, je m’y suis rendu tous les week-ends afin de vivre en compagnie des villageois, leur expliquer petit à petit ma démarche, les convaincre du bien-fondé de mon idée. La plupart des acteurs présents dans le film, Cerebro en tête, sont d’ailleurs des habitants du village. Je n’aurais jamais pu faire le film sans leur appui. Au final, je crois que c’était devenu important pour eux d’exprimer ce que l’intrusion de la modernité à l’intérieur de leur microsociété ancestrale avait de tragique. Je crois que c’est en cela que le film tend vers l’universel."

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Le Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami, Jermal de Ravi L. Bharwani, Rayya Makarim et Orlow Seunke, Élégie de la traversée d’Aleksandr Sokurov

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LE CRABE SUR LE DOS (EL VUELCO DEL CANGREJO)

Lorsqu’il émerge de la jungle et se retrouve sur les plages de La Barra, Daniel (Rodrigo Vélez) est littéralement projeté à l’intérieur d’un espace-temps nouveau, où la logique de la frénésie de l’existence contemporaine n’existe plus. Les jours se ressemblent, se succèdent, sans changement apparent. L’océan rythme l’attente de Daniel en venant se verser sur les plages avoisinantes, sans jamais lui fournir la clé de sa libération. En imaginant ce microcosme décalé, Oscar Ruiz Navia invite son spectateur à la réflexion par la contemplation. L’invasion symbolique d’El Paisa, l’homme blanc, l’étranger, se présente ainsi comme une belle façon d’interroger la légitimité de la modernité. Mais derrière toutes ces formes, c’est bien sûr une certaine essence de l’homme que recherche Ruiz Navia. Les pistes de réflexion sont nombreuses: au spectateur de les saisir au passage.