Abdellatif Kechiche et Yahima Torres / Vénus noire : Cruauté et volupté
Cinéma

Abdellatif Kechiche et Yahima Torres / Vénus noire : Cruauté et volupté

Dans Vénus noire, Abdellatif Kechiche dirige la nouvelle venue Yahima Torres dans le rôle de la tragiquement célèbre Saartjie Baartman, dite la Vénus hottentote.

Dès la première séquence de Vénus noire, Abdellatif Kechiche (La graine et le mulet) n’épargne pas la sensibilité du spectateur. Nous transportant en 1817, à l’Académie royale de médecine de Paris, le cinéaste met en scène l’anatomiste Georges Cuvier (François Marthouret) présentant froidement, et avec force propos racistes, les résultats de sa dissection de Saartjie Baartman (Yahima Torres), jeune Sud-Africaine emmenée par son maître Hendrick Caezar (André Jacobs) en Europe où elle fut traitée comme une bête de foire.

"J’ai hésité avant de mettre cette scène au début, racontait Kechiche lors de son passage à Montréal. Du fait qu’on connaissait cette histoire, il valait mieux ne pas faire attendre, ne pas tricher avec le spectateur. À partir de cette scène, on sait tout de suite que c’est sans issue. Sans ce début, il y aurait eu une part de romanesque possible dont je ne voulais pas."

À cette première séquence, succéderont d’autres où l’on verra tour à tour Saartjie humiliée dans une fête foraine à Londres, au tribunal, dans des salons parisiens, au bordel et, finalement, à l’Académie de médecine où elle refusera d’exhiber son sexe, à la fois objet de désir et de dégoût. D’une séquence à l’autre, le spectateur se sentira salement voyeur.

"Je n’avais pas un discours établi sur la manière dont il fallait la regarder, regarder le film, explique le réalisateur. J’avais plus le sentiment, en faisant le film, de vouloir interpeller, interroger plus que montrer et incriminer le spectateur ou les hommes et femmes de l’époque. Je savais que la dureté de l’histoire faisait qu’il allait y avoir une réticence, une protection du spectateur, mais je ne pouvais pas enjoliver les choses plus que je ne l’ai fait, inventer un happy end."

Il poursuit: "C’est très étrange, ce destin où il y a toujours eu quelque chose de très spectaculaire, telle l’exposition au musée où des milliers de gens ont pu la regarder – le moulage est impressionnant de vérité. Même 200 ans après sa mort, la restitution de son corps en Afrique du Sud a dû faire l’objet d’un débat. Toute sa vie a été une mise en spectacle. On n’a pas d’exemple d’un destin aussi tragique dans l’humiliation."

Rencontrée à Paris, au lendemain de la cérémonie des Lumières où elle a reçu le prix du Meilleur espoir féminin, Yahima Torres possède un sourire éblouissant qui éclipse l’expression douloureuse de sa Vénus hottentote: "J’ai lu son histoire, laquelle m’a beaucoup touchée, et je savais que ce serait difficile de jouer ce rôle. Je suis quelqu’un de très positif qui donne tout de moi et j’étais contente de défendre ce rôle. Forcément, il faut faire la séparation entre soi et son rôle. Je ne restais pas coincée dans mon personnage, mais il a fallu que je sois très forte. Pour moi, c’était un devoir de mémoire, il fallait raconter son histoire, car je crois que c’est important que tout le monde la connaisse."

"Sa seule manière de s’exprimer, de se libérer, relate l’actrice, c’est lorsqu’elle danse, qu’elle chante, même le public entre en transe avec elle tant il est fasciné par son talent. Comme j’avais peu de répliques, il a aussi fallu que je travaille beaucoup l’expression. Il a fallu tout m’expliquer parce que c’était ma première fois! On l’a traitée comme une bête, mais jusqu’à la fin, Saartjie s’est comportée avec dignité. Quand on voit le moulage de sa tête, on voit toute la tristesse sur son visage."

"Elle demeure pour moi une énigme. J’ai l’impression qu’en essayant de la comprendre, de comprendre son histoire, j’ai finalement dit: est-ce qu’elle ne parle pas de nous-mêmes, de moi-même?" conclut Abdellatif Kechiche.

Les frais du voyage à Paris ont été payés par Unifrance.

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De tous les films d’Abdellatif Kechiche (La faute à Voltaire, L’esquive), Vénus noire se révèle le plus difficile à aimer. De fait, par son insistance à illustrer l’humiliation de Saartjie Baartman (Yahima Torres, d’un généreux abandon), le cinéaste choque, blesse et culpabilise le spectateur. Pourtant, lorsqu’il cadre de près le visage de son personnage, les yeux souvent fermés, comme si la psyché de la Vénus hottentote ne pouvait nous être dévoilée, se perçoit son respect pour cette artiste traitée comme une bête, et du coup, celle-ci s’humanise. Et à travers son remarquable souci d’authenticité, une volonté presque documentaire de raconter le passé, Kechiche donne les clés d’une réflexion sur l’acceptation de la différence. Aux côtés de l’énigmatique Elina Löwensohn, Olivier Gourmet campe avec superbe Réaux, cruel maître de Saartjie.