Willem Dafoe : Willem l'aventurier
Cinéma

Willem Dafoe : Willem l’aventurier

À peine avait-il quitté Montréal que Willem Dafoe apprenait qu’il remportait le Prix d’interprétation masculine – fort mérité – du 40e Festival des Films du Monde (FFM), pour son rôle de cinéaste cancéreux dans My Hindu Friend. Rencontre privilégiée, avant les lauriers.

Né dans le Wisconsin, nommé deux fois aux Oscars pour ses compositions gorgées d’intensité dans Platoon et Shadow of the Vampire, l’acteur Willem Dafoe est tout ce qu’il y a de plus charmant et affable, à des lieux des rôles de vilains qui lui collent parfois à la peau. Venu défendre à Montréal le film-testament du Brésilien Héctor Babenco (Pixote, la loi du plus faible, Le Baiser de la femme araignée), disparu en juillet dernier, il y joue en quelque sorte l’alter ego du réalisateur, qui a survécu dans les années 1990 à un cancer du système lymphatique.

J’adore bâtir un personnage sur des ancrages physiques. Je fais confiance à l’intelligence du corps, car autrement on pense trop. En impliquant d’abord le corps, l’émotion coule plus naturellement. Si vous réfléchissez trop, l’émotion s’envole.

Dafoe y apparaît chauve et squelettique, sous les traits de Diego, un artiste qui, confronté par la maladie, en arrive à revoir les grandes sphères de sa vie : amour, amitié, sexualité et création. Qu’il soit Jésus pour Scorsese, Pasolini chez Ferrara ou le Bouffon vert pour Sam Raimi, l’acteur est réputé pour être un acteur physique, et c’est encore plus frappant lorsqu’il apparaît ici souffrant et enlaidi. « J’adore bâtir un personnage sur des ancrages physiques, glisse l’homme, en entrevue au Sofitel. Je fais confiance à l’intelligence du corps, car autrement on pense trop. En impliquant d’abord le corps, l’émotion coule plus naturellement. Si vous réfléchissez trop, l’émotion s’envole. »

Encore sans distributeur en Amérique, et pour la première fois présenté hors Brésil, samedi dernier à l’Impérial, My Hindu Friend évoque par son titre une trame secondaire du récit, soit l’amitié qui se tisse à l’hôpital entre Diego et un enfant malade. « C’est un titre vraiment fort, car même si ce n’est pas relié à l’intrigue principale, ça nous mène au pouvoir de guérison des histoires, à ce devoir d’aider l’autre en partageant avec lui nos expériences. Grâce aux scénarios que Diego invente pour son jeune ami, tous deux développent une relation différente avec la douleur et la peur. »

L’art du devoir

Selon Dafoe, le réalisateur de Carandiru ne savait pas combien de films encore il aurait le temps de mettre au monde. « Celui-ci lui tenait particulièrement à cœur. Babenco était un de ces artistes qui se sentent un devoir de raconter des histoires sur ce qui nous rend fondamentalement humains. Et comme plusieurs, dont je suis, il sentait bien que la place du cinéma dans la culture est en train de changer considérablement. Il aimait tellement cet art qu’il voulait justement tourner un film autour de sa passion du cinéma. » D’où ce parfum de nostalgie, présent surtout par des scènes musicales très fortes, qui convoquent le souvenir de Top Hat ou Singin’ in the Rain.

L’acteur se sent-il investi du même devoir que Babenco? « Je ne suis pas certain qu’il faille seulement raconter des histoires. Personnellement, je préfère être dans l’action, faire des choses qui ont du sens pour moi, et idéalement, qui en auront aussi pour d’autres. J’adore me rendre disponible comme un simple matériau. C’est une qualité qu’il faut cultiver : avoir l’humilité de n’être qu’un simple matériau, devenir le rouge ou le noir sur la toile. Et s’abandonner à l’instinct d’un autre créateur. » Pour Dafoe, il s’agit alors de se laisser guider par ses intuitions. « J’ai soif de questionner nos manières d’être et de penser, en m’attachant à des projets qui reflètent le mystère de nos vies. Il faut voir au-delà du sens premier. Les acteurs n’ont pas à tout comprendre, pourvu que l’émotion et l’approche soient authentiques. Au plus fort de sa concentration, l’acteur touche à quelque chose qui dépasse la pensée pure et simple. »

Et la politique, avec laquelle il ne faudrait pas embêter les artistes, selon un des personnages du film? « La nature de notre métier demeure politique, qu’on le veuille ou non, puisqu’on crée des objets pour remodeler le monde. Il n’y a pas d’agenda caché, mais faire naître de nouvelles manières de penser affecte forcément la politique. » Le théâtre n’est sans doute pas étranger à la manière dont Dafoe réfléchit son travail en l’inscrivant dans la cité. Non seulement a-t-il fait partie au tournant des années 1980 des membres fondateurs du fameux Wooster Group, à New York, avec son ancienne compagne Elizabeth LeCompte, mais il n’a jamais vraiment cessé de monter sur les planches, entre autres sous la houlette de Richard Foreman, Robert Wilson et bientôt Romeo Castellucci. « Le théâtre a forgé ma façon de performer. Le théâtre peut être parfois aussi stupide que certains films. Cela dit, son pouvoir se situe, au-delà de son rapport direct avec le public, dans sa part de sacré et de primitif. C’est super de lire un grand scénario, mais c’est vraiment sur le plateau de tournage que se crée un film, avec toute l’équipe. Ce sont les camarades de théâtre qui m’ont appris ça : il faut créer avec les forces en présence. Là, maintenant. »

À l’aventure!

Depuis plus de 35 ans, l’Américain œuvre avec les plus grands, les David Lynch (Wild at Heart), Anthony Minghella (The English Patient) ou David Cronenberg (eXistenZ), tout en étant très fidèle à Abel Ferrara (4:44 Last Day on Earth) Paul Schrader (Affliction), Wes Anderson (The Grand Budapest Hotel) et Lars Von Trier (Antichrist, quelqu’un?). Qu’il joue dans les œuvres de sa femme, la cinéaste italienne Giada Colagrande (Before It Had a Name, A Woman) ou qu’il s’apprête à joindre les rangs du blockbuster Justice League, Willem Dafoe a définitivement soif de diversité. « Ça vous garde flexible et en santé, c’est très important. Ce n’est pas complètement réfléchi, l’équilibre se crée de lui-même. Parce que je suis un genre d’aventurier, je ne pense pas en fonction d’une carrière, mais plutôt en termes d’expériences. Quand je choisis un projet, je m’informe sur les personnes impliquées, bien entendu, mais aussi sur les lieux de tournage ou les costumes; tout ça compte pour beaucoup, parce qu’ils représentent l’aventure à mes yeux. »

 La loi du marché domine désormais le cinéma. Les studios gèrent des corporations dont les films ne sont qu’une toute petite branche. Ils s’en servent pour vendre autre chose, des jouets, par exemple. On vit à une époque où l’on engage des gens dans une production pour le nombre d’abonnés sur leur compte Twitter, en espérant que ces mêmes abonnés iront voir le film.

Pour celui qui faisait partie du jury du Festival de Cannes en 2014 – l’année du Mommy de Xavier Dolan (« un cinéaste très talentueux ») –, les grandes célébrations du cinéma comme le FFM permettent d’échanger sur l’art en dépassant le conditionnement culturel de nos pays respectifs. « Les festivals créent des forums essentiels, parce que le journalisme cinématographique s’est appauvri ces dernières années, quant à l’espace, mais aussi dans sa qualité, alors que de grandes publications sont contrôlées par des propriétaires qui n’en ont que pour le divertissement. Ces gens croient que le public est plus intéressé par ce que portent les acteurs sur le tapis rouge plutôt que par leurs performances. » Il y a là selon lui un parallèle à tracer avec les grands studios. « La loi du marché domine désormais le cinéma. Les studios gèrent des corporations dont les films ne sont qu’une toute petite branche. Ils s’en servent pour vendre autre chose, des jouets, par exemple. On vit à une époque où l’on engage des gens dans une production pour le nombre d’abonnés sur leur compte Twitter, en espérant que ces mêmes abonnés iront voir le film. » Un peu plus, et on retiendrait son souffle pour l’avenir du cinéma. « C’est un combat perpétuel entre l’art et le commerce. Seulement, pour les films plus personnels, ce sera de plus en plus difficile de s’imposer. Le cinéma devrait survivre, mais sa portée sera peut-être réduite, comme ce fut le cas pour la musique classique. Il fut un temps où c’était cool d’être un artiste, mais ce temps semble révolu! »

Dans My Hindu Friend, Diego demande un sursis à la mort, pour avoir le temps de se brosser les dents, mais surtout de réaliser un dernier film! Son interprète ignore ce qu’il ferait en pareille situation. « J’essaie d’avoir les deux pieds dans la vie, car ça me paraît être la meilleure façon d’avoir une relation saine face à la mort. Prenez Hector : même à l’aube de la mort, il me parlait de ses projets futurs. Je me souviens avoir vécu une expérience de mort imminente, en Chine, après une réaction allergique. J’étais étonnamment très paisible. J’avais beaucoup de mal à respirer, mais je me suis dit : ‘comme c’est amusant, je ne pensais jamais que je mourrais en Chine!’ Mes pensées étaient loin du grand rôle que je n’aurais pas le temps de jouer. » Là réside l’esprit du grand aventurier.