Un journaliste au front : Continuer, même quand on n’en peut plus
« Tu crois qu’on avait besoin des gilets pare-balles ? Je pense que oui, quand les snipers nous tiraient dessus ». C’est le genre de propos qu’échangent le journaliste Jesse Rosenfeld et le documentariste Santiago Bertolino dans le dernier film de ce dernier : Un journaliste au front.
Le documentariste engagé Santiago Bertolino, que l’on connaît bien grâce à Carré rouge sur fond noir, lance son nouveau film dans lequel il suit, caméra à l’épaule, Jesse Rosenfeld (The Daily Beast, the National) dans les rues explosives du Caire et de la Bande de Gaza, entre les cocktails Molotov et les charniers, sous les tentes des réfugiés syriens en Turquie et sur les lignes de front de l’État islamique entouré d’AK-47.
Pendant 1 h 30, Bertolino découvre avec sa caméra les paysages que parcourt Rosenfeld avec ses mots depuis près de 10 ans au Moyen-Orient. On voit ces visages de soldats qui prennent des selfies devant des piles de cadavres, les réfugiés furieux parce que personne ne s’occupe d’eux, des rues en flamme, des visages terrifiés des victimes de l’horreur… Et encore, c’est ce qui a été possible de filmer.
Démolir les mythes, la parole aux victimes
On peut bien se désintéresser de ce qui se passe au Moyen-Orient. Ce sont les mêmes histoires, les mêmes mythes, les mêmes propos décolorés qui traversent les bulletins d’informations. Les journalistes assistent aux conférences de presse officielles et relaient des informations convenues, souvent redondantes et désincarnées.
Rosenfeld, lui, milite pour un nouveau journalisme. Il va parler aux gens, aux victimes, aux soldats. Personne ne médiatise son information, il va directement aux sources, souvent sans protection ni escorte, pour prendre le pouls de ceux qui vivent la terreur. Ses mots suintent le sang et les larmes, ils incarnent la vie torturée des victimes et des petits acteurs des grands conflits.
Il cherche des réponses. Qui est responsable de ces réfugiés qui vivent dans la pauvreté totale ? Pourquoi c’est arrivé ? Quelles sont les racines profondes de la situation ? Selon lui, pour comprendre la crise des migrants qui secoue l’Occident, c’est là qu’il faut regarder, c’est là que sont les réponses.
Freelancer, insécurité et limites
Au cœur de tout ça, Bertolino cherche à montrer les limites inhérentes au travail de Rosenfeld. Pour vraiment aller chercher la meilleure information, il faudrait parler arabe de manière fluide, avoir la possibilité de se rendre partout, alors qu’au contraire tout est bloqué. La vérité se défile, se camoufle et érige des difficultés.
Comment Rosenfeld peut-il faire comprendre à ses lecteurs ce qu’il voit ? Que peut-il répondre au vieillard qui l’invective parce que personne ne fait rien pour lui, pour eux ? Rien, évidemment, il peut seulement écrire, écrire, écrire.
Sur un autre registre, Bertolino parvient aussi nous montrer les mutations qui touchent les médias. Il y a de plus en plus de journalistes indépendants au Moyen-Orient puisque les grandes chaînes n’ont presque plus de correspondants étrangers. C’est plus facile et moins cher d’octroyer simplement des contrats ponctuels à des journalistes sur place. Mais alors ces derniers doivent se battre pour obtenir du travail. Ils n’ont aucune sécurité d’emploi et personne n’ira les chercher si les choses tournent mal. C’est autant de travail d’écrire un article que de trouver quelqu’un qui voudra le financer. On se pose alors des questions difficiles pour avoir un budget acceptable. Est-ce qu’on peut se payer un gilet pare-balles ?
Une situation intenable qui use à la corde les journalistes engagés. Dans la violence, le danger et les cauchemars, survivre, mais encore travailler. « On n’en peut plus », dit Rosenfeld, mais « on continue encore ».
Le film, une production de l’ONF, sortira en salle le 3 mai. Il sera présenté en clôture des RIDM, ce samedi à 19 h à l’université Concordia et dimanche à 14 h au cinéma du Parc. Jesse Rosenfeld sera présent pour répondre aux questions.
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