Musique militante
Au-delà du port de l’emblématique carré rouge, les musiciens d’ici ont contribué à galvaniser les étudiants lors de la grève de 2012. Leur soutien a été tout particulièrement tangible lorsque la mobilisation a atteint son point culminant.
Si les artistes étaient peu nombreux à s’impliquer directement dans le mouvement à ses balbutiements, un groupe arrivait toutefois à rallier les troupes. Fondée en 2007 afin d’amasser des fonds pour le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP), la formation folk punk montréalaise Mise en demeure, désormais inactive, a évoqué la grève étudiante dans ses chansons dès le début du soulèvement étudiant. «À la base, on était tous des militants, soit dans la rue ou l’ASSÉ», explique le chanteur et guitariste Robert Fusil. «Notre but était de faire du bien aux militantes et militants en passant un message combatif. On jouait pour tous ceux et celles qui se battaient dans la rue.»
Parue en octobre 2011, la chanson Liberté d’expression frappait fort avec son refrain martelant que «t’as le droit d’être contre la grève, mais on a le droit de te trouver cave». À quelques jours du rassemblement historique du 21 mars 2012, le groupe remettait les pendules à l’heure avec Violence légitime, mon œil!, une tirade contre les «osti de flics au service des riches et des fascistes». Même si elles n’ont pas obtenu de succès populaire, ces chansons ont contribué à cimenter l’unité de la frange plus radicale du mouvement.
Le milieu du hip-hop québécois s’est lui aussi prononcé assez rapidement en faveur des étudiants, notamment par l’entremise des capsules vidéo Contre la hausse du site Hiphopfranco, auxquelles ont participé les rappeurs Helmé, Filigrann, Obia le Chef, Jules & Murph et Beeyoudee. Peu après, ces derniers ont une fois de plus manifesté leur mécontentement sur la compilation Printemps érable, produite par DJ Horg. «Je suis un militant depuis longtemps et, quand j’ai vu que le mouvement étudiant prenait de l’ampleur, j’ai voulu y prendre part de manière plus importante. Surtout, je voulais offrir une alternative aux vieux slogans qu’on entend toujours dans les manifs», explique l’initiateur de ces deux projets, Samuel Daigle-Garneau.
Le mainstream s’en mêle
Plus ou moins engagée dans le mouvement depuis ses débuts, la communauté artistique plus mainstream a commencé à s’impliquer activement à partir du 21 mars avec L’HAUSSEtie D’SHOW. Des personnalités telles que Manu Militari, Paul Piché, Michel Rivard et Chloé Sainte-Marie étaient alors montées sur la scène du Métropolis pour chanter leur soutien aux grévistes.
Est ensuite venue une petite vague de chansons enregistrées pour la cause. Alors que Godspeed You! Black Emperor a dédié son album Allelujah! Don’t Bend! Ascend! au mouvement étudiant (l’édition vinyle venait d’ailleurs avec un carré de tissu rouge), d’autres ont profité de cette période de mobilisation sociale pour revenir sous les feux de la rampe. On pense plus précisément à Loco Locass qui, en avril, est sorti d’un long silence de huit ans avec [wi], ode au rassemblement présentée comme un hymne au printemps érable. Parfait moment, s’il en était, pour dépoussiérer l’esprit contestataire du groupe qui nous avait donné Libérez-nous des libéraux en 2004. Le groupe a d’ailleurs fait monter sur scène les trois leaders étudiants lors de son concert aux FrancoFolies en juin.
À la même période, on a eu droit à des chansons militantes de plusieurs artistes locaux, dont Ariane Moffatt, Jérôme Minière, Le Husky, 2Frères et l’humoriste anglophone Jon Lajoie. Le mouvement gagnait rapidement de la notoriété à l’international, et on a même vu Indochine composer Le fond de l’air est rouge pour faire écho à la lutte des étudiants québécois. Chez nos voisins du Sud, on a pu voir un des membres du groupe hip-hop Public Enemy, fortement politisé, porter le carré rouge.
Mais que reste-t-il de la fougue contestataire de 2012 dans notre paysage musical actuel? Bien que l’on puisse relever La fanfare de Louis-Jean Cormier, chanson à caractère social parue en 2015, force est d’admettre que le temps a fortement estompé la présence du printemps érable (et, même, de tout autre sujet contestataire) dans la banque d’inspiration de nos artistes grand public. «La lutte était mainstream pendant le printemps érable et elle aurait dû le rester», croit Robert Fusil. «Y en a des sujets pour être en colère… Le laitte est en train de nous dévorer pis on le chante pas assez.» (O. Boisvert-Magnen et A. Bordeleau)
Par la force des planches
Dès le début du conflit étudiant, les artisans de la scène profitent de l’excellente tribune que représentent les planches de nos théâtres pour livrer des textes poignants. Le public a aussi fait résonner ses casseroles dans les théâtres de la métropole en 2012. Le monde de la danse a mis la main à la pâte en provoquant des initiatives rassembleuses, comme le comité Danse ta grève des étudiants de l’UQAM et autres chorégraphies de groupe improvisées.
Côté théâtre, Olivier Choinière sera l’un des premiers à réagir, dans le cadre du FTA du mois de mai 2012, alors que les rues de Montréal tremblaient sous les pas des manifestants. Férocement opposé à la loi 78, le dramaturge montera sur la scène de l’Usine C après les représentations de Chante avec moi pour y lire un texte engagé et de son cru. Marqué au fer rouge par les événements, il nous offrira ensuite des œuvres qu’il avoue teintées par le printemps érable: la première mouture de son Abécédaire des mots en perte de sens, Mommy (à ne pas confondre avec l’œuvre de Dolan) en 2013 et finalement Ennemi public deux ans plus tard.
Si certains de ses collègues effleurent le sujet avec subtilité, comme les sœurs Véronique et Gabrielle Côté dans la courtepointe poétique Attentat, d’autres l’ont attaqué de front, sans demi-mesure. C’est le cas d’Olivier Kemeid avec un texte au ton épique relégué par la revue Jeu dans le feu de l’action, mais aussi de Sébastien David avec Dimanche Napalm, le portrait d’une famille québécoise aux opinions diamétralement opposées, une pièce étrennée par une distribution cinq étoiles (notamment Henri Chassé et Louis Danis) en novembre dernier au Théâtre d’Aujourd’hui. Olivier Lépine, auteur et metteur en scène, prendra aussi les traits d’un policier à l’éthique douteuse et d’un documentariste inspiré porté par le bruit des casseroles dans Architectures du printemps, monologue programmé à Premier Acte en mars 2016.
Le sujet du printemps érable s’est donc taillé une place de choix dans nos théâtres et il continue d’inspirer nos dramaturges. Ça se poursuivra en avril avec Antigone au printemps de Nathalie Boisvert, pièce qui sera présentée au Théâtre Denise-Pelletier. L’auteure précise qu’«Antigone au printemps n’est pas une pièce sur les événements du printemps 2012. Cependant, elle tente d’extraire l’énergie brute de ce qu’a été ce moment pour nous. Elle questionne notre destin collectif, nos valeurs capitalistes, notre conception du pouvoir et de l’ordre, ce qui nous forge comme individu et comme nation. La pièce est une ode à ce soubresaut d’espoir, de folie magnifique et de révolte qui a déferlé dans nos quartiers, nos rues, nos places publiques. Antigone devient le symbole d’une jeunesse qui ne baisse pas les bras devant un pouvoir corrompu, injuste. Il m’apparaît urgent de raconter à nouveau cette histoire afin que l’espoir ne disparaisse pas dans le ronron aliénant des fils d’actualité». (C. Genest et V. Thérien)
Prises de parole visuelles
Le printemps érable évoque en lui-même un symbole, une forme géométrique indissociable du mouvement étudiant de 2012. Les artistes visuels ont travaillé à partir du proverbial carré rouge pour créer des œuvres ouvertement politiques et laisser une trace poétique.
En pleine tourmente, à brûle-pourpoint, un collectif de designers graphiques s’est formé entre les murs de l’UQAM: l’École de la montagne rouge. Nommé ainsi en hommage au Black Mountain College états-unien des années 1940, le groupe à géométrie variable s’est fait remarquer dans les manifestations avec ses pancartes inspirées et ses chiennes rouges de peintres. On se souviendra d’eux dans une rétrospective en novembre 2012, dont Frédéric Metz était le commissaire, et dans le film Aujourd’hui pour moi, demain pour toi (2013) de Maël Demarcy-Arnaud qui documente leur prompte existence.
Les photographes ont eux aussi vécu la grève de l’intérieur et immortalisé, médium oblige, les événements dans la plus grande urgence. C’est le cas du reporter Jacques Nadeau, l’un des plus célèbres employés du Devoir, qui a regroupé 153 clichés sous un même livre (Carré rouge) paru aux éditions Fides en août de la même année. Darren Eli et Philippe Montbazet ont aussi marqué le coup à Montréal avec l’exposition Carré rouge – Droit de parole, un corpus d’une soixantaine d’images dévoilées à la Maison de la culture Marie-Uguay en mars 2013.
La sculptrice Sarah Marceau-Tremblay prendra possession du hall du Théâtre de la Bordée pour présenter On est tous enceintes/We Are All Pregnants au commencement de 2013. Son triptyque de géantes ensanglantées, habillées de ce qu’elle présente comme ses «dentelles de ciment», nous a émus en raison de sa posture triste. Trois grandes dames longilignes qui auront été présentées préalablement au Centre culturel de Pierrefonds.
En 2014, la Manif d’art a fait du printemps érable l’un des thèmes majeurs de sa septième biennale, édition dont Vicky Chainey Gagnon était la commissaire. Elle a d’ailleurs confié la Galerie des arts visuels de l’Université Laval à Gisele Amantea qui y a présenté At the End of the Visible Spectrum, une installation où l’on y voyait une photographie en noir et blanc du Salon bleu de l’Assemblée nationale à laquelle avait été greffé une myriade de carrés rouges. Un immense collage juxtaposant le pouvoir de la rue et celui des communes, pour reprendre les mots de Mme Chainey Gagnon. «C’était une œuvre très exigeante qui évoquait la possibilité d’intervenir, d’agir, de changer, de créer une protestation symbolique.»
Le printemps érable a laissé une trace dans notre histoire politique nationale, c’est indéniable, mais peut-on en dire autant au rayon de l’art? Vicky Chainey Gagnon le croit. «Ç’a été un moment de changement important pour les artistes qui se sont sentis alliés à cette cause et qui continuent de lutter.» (C. Genest)
Images de tension
Outre le long métrage de fiction à la une de ce numéro, ces dernières années le septième art s’est penché sur le printemps érable davantage sous la forme de documentaires, mettant en lumière la force des étudiants et des manifestants. Celui qui a fait le plus de bruit est Carré rouge sur fond noir de Santiago Bertolino et Hugo Samson, sorti le 30 août 2013 et qui a reçu deux prix Gémeaux. Les caméras des deux réalisateurs captent les chamboulements – dont des images de l’intérieur pendant la fameuse débandade au Palais des congrès de Montréal –, sont au cœur des coulisses de la CLASSE avec Gabriel Nadeau-Dubois et suivent d’autres voix fortes du mouvement étudiant.
La même année sortait également Insurgence, long métrage documentaire du collectif anonyme Épopée, présenté entre autres à la Manif d’art 7 en 2014. Le film, sans narration, laissait parler les images. Il a été produit dans le but de rendre justice au courage des manifestants et à l’énergie exceptionnelle qui régnait dans les rues de Montréal à cette époque. Le regroupement de créateurs et de citoyens engagés 99%Média, très actif pendant le printemps érable, a également livré un documentaire de 73 minutes, Dérives, en 2013. Il s’agit d’un regard sur la tension entre le SPVM et les citoyens pendant les manifestations.
Les vidéastes ont aussi été nombreux à créer dans le vif du conflit étudiant. On se souvient de Casseroles de Jérémie Battaglia, une vidéo qui montrait avec grande beauté toute la solidarité des Montréalais descendus dans les rues, ou bien Je marche à nous de Samuel Matteau, dans laquelle un grand-père fabriquait un chapeau de diplômé en carré rouge pour sa petite-fille.
Si ce sont surtout des images réelles et intenses de documentaires autour du printemps érable qui ont été projetées depuis 2012, maintenant, place à la fiction et à la désillusion qui s’empare de nous aujourd’hui avec Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau de Mathieu Denis et Simon Lavoie. Le cinéma du printemps érable ne fait que commencer. (V. Thérien)
Des pages rouges
Du côté de la littérature, on retient les nombreux essais à caractère politique et social publiés pendant et après le printemps érable, mais il y a aussi eu des romans (Terre des cons de Patrick Nicol) et des bandes dessinées (Je me souviendrai d’un collectif d’auteurs) qui sont nés après cette période chargée d’émotions. L’essai Année rouge du rédacteur en chef de Nouveau Projet Nicolas Langelier, par exemple, est un témoignage personnel et sociologique de cette année particulièrement mouvementée dans l’histoire du Québec, alors que l’auteur Pierre-Luc Brisson analyse les faits et gestes de ses contemporains dans Après le printemps pour tenter d’arriver à une compréhension de la jeunesse d’aujourd’hui.
En octobre 2013, Gabriel Nadeau-Dubois, sans doute le visage le plus médiatisé du printemps érable, livre enfin son brûlot Tenir tête, qui nous plonge dans son monde pendant les manifestations et les assemblées générales de 2012. Dans ces publications écrites à chaud ou à froid, le clavier a certes été une arme importante pour les auteurs et essayistes. Mais les idées et les analyses ont assurément stagné quelque part en 2013. Nous attendons toutefois avec impatience ce que les auteurs auront à nous dire sur le mouvement étudiant avec plus de recul. L’anniversaire à venir de ce printemps apportera sans doute de nouvelles pistes de réflexion… (V. Thérien)