Bien qu’il puisse sembler naturel aux yeux du public moyen, le mouvement de caméra est l’un des outils métaphoriques les plus puissants que possède un réalisateur pour faire parler ses images. Alors qu’au tout début on ne filmait que sur trépied, les premiers exemples de pan de caméra apparaissent dès 1903, dans le film The Great Train Robbery d’Edwin S. Porter. Dans les années qui suivirent, de plus en plus de réalisateurs se mirent à utiliser la caméra comme un élément actif dans leurs scènes. Lorsque bien manipulée, la caméra en mouvance peut effectivement jouer un rôle en soi, comme un personnage supplémentaire venant ajouter une charge émotionnelle au film.
Alors que les pans et autres mouvements au sol ont leurs utilités, très rapidement on a voulu pouvoir déplacer la caméra de haut en bas. La raison en est fort simple. Un des buts premiers du cinéma est de suggérer à l’auditoire des émotions, de le subjuguer en l’introduisant dans un univers auquel il n’a pas d’attachement de prime abord. Conséquemment, des images filmées de très haut dans les airs ont un grand pouvoir sur la réponse émotionnelle du public. Souvent grandioses, ces plans peuvent avoir pour effet d’établir les lieux ou de suivre le mouvement dans une vue subjective déstabilisante (on n’a qu’à penser à la légendaire séquence d’ouverture du Shining de Kubrick).
Alors que ces images filmées du haut des airs demandaient auparavant de fortes coûteuses opérations en avion ou en hélicoptère, les récentes avancées technologiques dans le domaine des drones (aussi appelés UAV ou RPAS) ont grandement changé la donne. Au cours des 10 dernières années, ces véhicules aériens sont passés de simples jouets équipés de caméras pour hobbyistes à de véritables monstres à 12 hélices permettant de soulever des caméras professionnelles et de les stabiliser suffisamment pour être utilisées dans des applications cinématographiques. Grâce à ces développements, de plus en plus de cinéastes et vidéastes au budget plus limité ont désormais accès à des prises de vues aériennes, un outil de taille pour raconter une histoire.
Possibilités décuplées
La venue des drones dans le marché professionnel a par ailleurs carrément modifié certaines professions. Romain Brot, directeur des opérations aériennes spéciales chez DroneBox (une compagnie se spécialisant dans les plans aériens), l’explique: «Ma femme et moi, on est tous les deux caméramans, et on s’est toujours spécialisés dans les prises de vue aériennes, un peu partout dans le monde. À l’époque, on le faisait à bord d’avions et d’hélicoptères, ce qui avait son lot de problèmes possibles. Tu es à la merci des intempéries, et en bien des cas, quand tu devais annuler, tu devais tout de même payer le plein prix au pilote. Ce n’était donc pas pratique pour les productions aux budgets bien limités. De mon côté, j’ai toujours été un passionné du modélisme, des petits engins téléguidés. Vers 2010, quand les drones ont commencé à avoir la capacité suffisante pour soulever une caméra comme une Canon 5D, on a tout de suite su que c’était la direction qu’on devait prendre.»
Mais ce nouveau venu au rang des outils cinématographiques ne fait pas que reprendre le flambeau des avions et des hélicoptères. Le drone, en raison de sa petite taille et de ses fonctionnalités, permet des mouvements beaucoup plus libres et donc beaucoup plus intéressants. «Ç’a réellement changé la palette de plans possibles pour un directeur photo, poursuit Romain Brot. Maintenant, on peut partir directement du sol et s’envoler, ce qui n’était pas possible avant. Dès qu’on a mis un pied dedans, on s’est rendu compte des possibilités que ça avait. En fin de compte, le drone n’est pas seulement le successeur des shots en avion, mais également de tout ce qui est chariot, grue… Ça nous affranchit des contraintes physiques et ça permet de mettre des idées en images d’une toute nouvelle façon.»
Une ère de prolifération
Depuis leurs humbles débuts, les drones se sont répandus à une vitesse folle. Leur prix ne cesse de devenir de plus en plus compétitif, de sorte qu’il est désormais très facile d’y accéder. En même temps, l’offre s’est énormément diversifiée. «Maintenant, si tu veux avoir un drone qui a du bon sens, il y a des options autour de 1000$, explique Robert La Salle (responsable de la section des drones chez Lozeau). Mais ça ne veut pas dire que c’est suffisant pour toutes les applications. Aujourd’hui même, j’en ai vendu un à 10 000$ à un jeune photographe d’architecture; évidemment, on ne parle pas de la même qualité d’image. Et ça, c’est juste en parlant des drones qui ont une caméra dessus. Quand tu te mets à vouloir utiliser des shots de drone dans un film, les prix montent en flèche si tu combines la caméra et le drone.»
Il s’en vend tout de même comme des petits pains chauds. Stéphane Lozeau-Simard, pour sa part vice-président et directeur du développement de l’entreprise, explique leur popularité en ces termes: «Une chose est certaine, les drones, c’est le futur. Quand je dis “drone”, je réfère à la robotisation de l’humain et de tous les processus. Je crois qu’en général, la robotisation va amener la photographie à revenir à sa base de l’imagerie: c’est-à-dire de regarder, contempler une photo, plutôt que de simplement la scroller avec son doigt. C’est ce que les gens recherchent. C’est l’avenir.»
Bien que leur accès soit plus facile que jamais, on ne peut pas simplement s’acheter un drone et commencer à filmer en ville sans conséquence. Les lois concernant ces appareils ont récemment changé et obligent les hobbyistes à faire voler leur drone à moins de 9 kilomètres d’un aéroport. Pour Romain Brot, cette nouvelle a été bien accueillie: «Tu sais, un peu comme avec la photographie, quand les drones se sont répandus, ç’a permis à beaucoup d’amateurs de s’improviser professionnels et de nous bouffer une bonne part de marché. Maintenant qu’ils ne peuvent plus voler légalement sans les certifications de Transports Canada, les vrais pros peuvent reprendre leur place. Ce n’est pas tout le monde qui peut être certifié, et ça fait que des entreprises comme la nôtre sont des incontournables pour les milieux cinématographiques et promotionnels.»
Le revers de la médaille
Cette omniprésence de la shot de drone dans les productions n’est toutefois pas une bénédiction pour tout le monde. Didier Charette, réalisateur très talentueux dont le plus récent vidéoclip pour CRi se retrouve en nomination aux Much Music Video Awards, parle de sa relation amour-haine avec l’objet de cette façon: «Ça va avoir l’air con, mais si je pouvais ne pas m’en servir, je serais bien content. C’est cave parce que mon dernier clip est celui où j’ai le plus utilisé de drone, mais c’est ça pareil. L’affaire, c’est que dans mes réalisations, je trouve que ça peut vraiment tuer un mood. T’sais, à moins d’avoir la machine à 30 000$, une shot de drone, ç’a l’air d’une shot de drone. Pour moi, ça sort l’auditoire de l’ambiance que j’essaie de créer. Mais tout le monde en veut dans ses vidéos, ça fait que t’as pas le choix ben ben.»
Ça ne veut pas dire qu’il faut l’éviter à tout prix, mais selon lui, l’idée est d’y aller avec parcimonie. Alors que le drone devient de plus en plus accessible, il ne faut pas non plus l’utiliser à toutes les sauces et sans recherche de signification légitimant son utilisation. Didier conclut: «Pour moi, une image de drone doit avoir une raison d’être. Si on s’en sert juste parce qu’on peut le faire, c’est pas de l’art.»