Cinéma

L’état du documentaire au Québec

Oui, il faut en parler. Maintenant. Encore. Le milieu est unanime: le documentaire au Québec a besoin d’amour, d’un coup de pouce des gouvernements provincial et fédéral, sinon les productions francophones seront vouées à disparaître.

«On ne passe pas à côté d’une opportunité de parler du documentaire», nous dit Karine Dubois lorsqu’elle nous accueille dans les bureaux de Picbois Productions, avenue Mozart, qu’elle partage avec d’autres petites boîtes de production documentaire.

Un cri du cœur a été lancé le 1er juin lors d’une conférence de presse avec plusieurs acteurs du milieu, dont Hugo Latulippe, documentariste et président de l’Observatoire du documentaire. «Si y a pas un coup de barre qui est donné, je pense que le Québec va perdre cette forme d’art qui est liée à la culture québécoise», réitère-t-il en entrevue.

Après des années Harper désastreuses pour la culture, le gouvernement libéral a remis de l’argent dans les coffres, mais tout juste assez – environ 50% de ce qui avait été coupé – pour garder la tête hors de l’eau, nous dit-on. La récente conférence de presse a eu pour effet de raviver les élans revendicatifs du milieu. «On a tellement crié pendant les coupes du gouvernement conservateur qu’on s’est essouflés et y a beaucoup de gens qui ont lâché, indique Karine Dubois. On a perdu espoir que ça valait la peine d’en parler tellement on était convaincus qu’il n’y aurait aucun changement ou amélioration. Mais là, on dirait qu’on se réveille et qu’on se dit que c’est le temps. Les libéraux ont réparé les dégâts, mais y a pas eu de hausse dans le financement du documentaire.»

Malgré les remous budgétaires, la passion envers le documentaire est toujours très forte chez les cinéastes. Les films ne sont pas moins nombreux, mais les conditions sont devenues plutôt difficiles. «Y a moins de plages horaires pour le documentaire à la télévision, les budgets ont diminué», détaille Mara Gourd-Mercado, directrice générale des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), grand rendez-vous annuel du documentaire qui soulignera ses 20 ans ce mois-ci. «J’ai l’impression que souvent, au Québec, on a cette culture-là de dire: “Oui, mais de toute façon, ils sont capables! On coupe les budgets, mais regardez, ils continuent à en produire!” OK, mais dans quelles conditions?!», lance-t-elle.

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Mara Gourd-Mercado     photo : Antoine Bordeleau

«Aux RIDM, on pense que tout passe par les créateurs et les cinéastes. Si ceux-ci n’ont plus les moyens de faire leur job, si on n’investit pas dans les boîtes de production et le cinéma documentaire, ça va disparaître, croit-elle. Dans une étude récente de l’ARRQ [Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec] sur le métier de documentariste, on notait que la plupart des cinéastes ne vivent pas du documentaire. Ils sont obligés de faire plein de choses à côté. En ce qui a trait aux boîtes de production, ce qui est terrible, c’est qu’elles ont un apport économique au Québec et au Canada, mais elles ne sont pas aidées par les gouvernements. Pourquoi les boîtes se retrouvent à quémander des miettes alors que Bombardier reçoit des milliards en “aide” au secteur industriel? Ce genre de cinéma est important et on doit le soutenir. Il faut arrêter de dire que c’est de l’aide. Ce n’est pas de l’aide, c’est de l’investissement. Ces gens-là créent de l’emploi au Québec.»

Même son de cloche chez Karine Dubois, qui mentionne une blague que ses comparses de bureau et elle se disent souvent et qui en dit long sur la précarité du milieu: «On est à un refus de subvention d’être prof de yoga!»

«Moi, mon cheval de bataille, c’est que le financement en culture, ce n’est pas de la charité ni une bonne cause, poursuit-elle. On est des entreprises créatives innovantes au même titre que le jeu vidéo. On crée autant d’emplois, on fait autant rayonner le Québec à l’étranger. On n’est pas des quêteux d’artistes, on est des entreprises qui sont prêtes à faire de la croissance, mais qui présentement sont maintenues en mode survie parce qu’on se dit que les industries ne sont pas toutes égales. Le problème avec le documentaire est que puisque c’est un métier de passion et de vocation, les gens vont toujours continuer à en faire même si c’est bénévolement.»

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Hugo Latulippe, en tournage en Palestine      photo : Esperamos

En ce sens, Hugo Latulippe, de son côté, craint la mort d’un métier, le sien, celui de documentariste. Lui qui a appris avec les géants Brault et Perrault en début de carrière et qui est bien en vue dans le milieu est inquiet. «Pendant environ 15 ans, on travaillait avec des moyens qui étaient plutôt bons, qui nous permettaient de nous comparer aux autres pays, d’aller dans les festivals, de rendre nos films sur les marchés internationaux. Mais depuis 3, 4, 5 ans, personnellement, je n’arrive plus à financer de grands films documentaires. On me dit qu’il n’y a plus d’argent. Les gens se disent que moi, mes affaires vont bien, mais je dis et je répète: je n’arrive plus à vivre de mon métier.»

Si «le documentaire a cette fonction d’éclairer le temps», comme le dit Hugo Latulippe, il ne faudrait pas se rendre jusqu’à perdre des voix qui émergent et qui ont des choses importantes à dire. Le documentaire est intimement lié à notre histoire. «Du point de vue du talent et de la capacité de poursuivre la tradition cinématographique documentaire au Québec, on pourrait dire que ça va très bien parce qu’il y a énormément de relève – de jeunes et moins jeunes cinéastes qui s’inscrivent tout à fait dans la poursuite de ce filon artistique créé par la génération des Perrault et Brault, indique-t-il. Pour moi, le cinéma documentaire est une spécificité de la culture québécoise. Le Québec est sûrement l’un des territoires de la planète qui a le plus contribué à cette forme-là dans les 50 dernières années. Mais là, on est en train de l’échapper, mais solide.»

La crise du documentaire arrive à un moment où il semble y avoir une grogne générale dans le milieu culturel québécois. Alors que Mélanie Joly et Patrimoine Canada forment des alliances avec le géant Netflix, le Manifeste pour la pérennité et le rayonnement de la culture et des médias nationaux à l’ère numérique, signé entre autres par l’ADISQ, la FTQ et l’UDA, demande aux gouvernements provincial et fédéral de mettre en place des conditions pour que l’industrie retrouve une stabilité.

Cette solidarité pourrait porter ses fruits. «Ça fouette le milieu, dit Mara Gourd-Mercado. C’est 40 organismes qui se mettent ensemble pour parler d’une seule voix. Les gens se rendent compte qu’on est en train de perdre quelque chose.»

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Hugo Latulippe, en tournage      photo : Esperamos

«La production francophone est menacée, ajoute Hugo Latulippe. La clé est dans une alliance entre nos organisations, toutes formes d’art confondues. Même si nos contextes sont différents, y a des liens entre tout ça. On est en train de reculer parce que notre génération est pas consciente des chances qu’on a dans ce pays. Notre coalition est historique. C’est la première fois qu’on est unanime pour dire que le Canada a un problème dans sa compréhension de la conjoncture. Les anglophones et francophones comprennent que la culture canadienne et québécoise est en danger, y a pas de doute.»

Désormais résident du Bas-Saint-Laurent, Hugo Latulippe pose un regard dans le rétroviseur en espérant que les choses se rétablissent pour le mieux. «Le cinéma documentaire dans les écoles et les cinémas indépendants au Québec, j’y suis très attaché. Y a déjà eu une grande époque de ça. Quand j’ai sorti Bacon, le film [2001], on a fait plus de 100 projections dans la première année. Ç’a permis à des milliers de gens de se rassembler et de discuter de l’avenir du pays. Y a quelque chose de vraiment précieux là-dedans. Mais aujourd’hui, on ne produit plus de grands films et les modèles ne nous permettent plus de faire ça. Une des clés, c’est de s’allier et de rallier le grand public qui aime le documentaire dans ce pays.»

Les 20e RIDM se tiendront
du 9 au 19 novembre