Cinéma

La parité est-elle réalité?

«Ça ne sera jamais possible.» Cette phrase-là, l’organisme Réalisatrices équitables, qui milite depuis 10 ans pour qu’un nombre égal de femmes et d’hommes puissent œuvrer dans le milieu du cinéma au Québec, l’avait entendue des milliers de fois. Jusqu’à l’an dernier, où un véritable mouvement s’est enclenché en faveur de la parité.

Depuis que les institutions de financement ont lancé des mesures visant l’équité hommes-femmes d’ici 2020, ça bouge dans l’industrie. «Si tu ne parles pas de parité, t’es vraiment hors circuit», affirme d’emblée Claude Joli-Cœur, président de l’Office national du film (ONF).

En mars 2016, l’ONF était la première institution à se fixer un objectif: que 50% de ses films soient réalisés par des femmes et que 50% du budget soit destiné aux réalisatrices. Téléfilm Canada lui a rapidement emboîté le pas avec des stratégies similaires: la parité hommes-femmes dans chacun des postes-clés de réalisateur, de scénariste et de producteur. La Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) a ensuite lancé sa mesure, surnommée 1+1, où les producteurs peuvent désormais présenter deux projets de long métrage de fiction à condition que l’un d’eux compte une femme à la réalisation ou à la scénarisation. Des groupes de travail ont été mis sur pied, et la SODEC et Téléfilm Canada se sont aussi engagés dans un projet de recherche à l’Université Concordia, où une cohorte d’étudiants et d’étudiantes est suivie sur une période de quatre ans pour dégager les obstacles systémiques qui s’installent dès le début des études.

«Le pari qu’on a pris avec l’industrie, c’est de changer les mentalités. L’idée que les projets de femmes sont moins compétitifs, ont moins de succès, ce n’est pas vrai. À présent, à qualité égale, on va prioriser les projets où il y a des femmes réalisatrices, scénaristes ou productrices», explique la directrice générale de Téléfilm Canada, Carolle Brabant.

À l’invitation de Téléfilm Canada et de la SODEC, la directrice de l’Institut suédois du film et «rock star» de la parité en Suède, Anna Serner, a dévoilé en octobre 2016 la stratégie qui lui a permis d’atteindre l’équité hommes-femmes en seulement quatre ans au sein de son organisme de financement. Dans la salle, où surtout des femmes étaient présentes, l’enthousiasme s’est fait sentir: la parité, c’est possible.

«Les employés de Téléfilm et de la SODEC ont eu l’occasion de rencontrer Anna Serner, de poser des questions. Ç’a construit l’enthousiasme, et certains de nos employés ont voulu participer à des ateliers, des conférences par la suite», raconte Carolle Brabant.

Le Québec, comme la Suède avant Anna Serner, ne s’était jamais fixé d’objectifs pour encourager les femmes à évoluer dans le milieu cinématographique. L’industrie leur laisse traditionnellement peu de place, surtout en long métrage de fiction. Malgré un nombre équivalent de femmes et d’hommes diplômés des écoles de cinéma du Québec, les institutions publiques n’accordent en moyenne pas plus de 20% du financement aux films de réalisatrices, selon l’organisme Réalisatrices équitables.

Les obstacles principaux au financement des projets féminins? Les biais inconscients, les habitudes favorisant les hommes, mais aussi, le processus ardu qui mène à Téléfilm ou à la SODEC. En fait, le projet est jugé à plusieurs reprises par différents intervenants avant même de se rendre sur la table des décideurs, ce qui donne plus d’occasions de refus, explique la présidente de l’organisme, Isabelle Hayeur.

Avant d’avoir le droit de déposer à Téléfilm Canada et à la SODEC, une cinéaste doit avoir trouvé une maison de production, un distributeur, en plus d’un réseau de télévision. «Donc si y a un de ces trois-là qui flanche, y a pas de projet qui se rend à Téléfilm, à la SODEC et au Fonds des médias du Canada, affirme Mme Hayeur. Et avec la pression que les producteurs ont de performer, c’est le line-up en arrière de Podz, en arrière de Philippe Falardeau, et tous les producteurs comme ça cherchent les golden boys, et ils ont peur d’aller vers les femmes, ils ont peur de se péter la gueule.» Résultat: un nombre limité de projets atterrit sur la table des décideurs.

Avec les nouveaux objectifs des institutions, les producteurs* doivent donc inévitablement être plus ouverts aux projets de femmes ou sortir des sentiers battus pour aller découvrir de nouveaux talents féminins.

«Ça fonctionne»

Avec ces mesures, Téléfilm Canada a pu voir un résultat probant très rapidement: l’organisme s’est mis à recevoir un nombre plus grand de projets de réalisatrices et de scénaristes. «L’enjeu qu’on avait, il y a un an et plus, ce n’était pas tellement le biais défavorable. On finançait, en proportion, plus de projets de femmes que ce qu’on recevait. On s’est mis à en recevoir plus. […] Je ne m’attendais pas du tout à ce résultat», affirme Carolle Brabant.

Les chiffres de ces six premiers mois d’efforts chez Téléfilm ont été rendus publics début novembre: en date du 27 septembre, 44% des projets étaient réalisés par une femme, 46% comptaient une scénariste, et 51% étaient menés pas une productrice. Téléfilm a donc crié victoire, mais il y a un bémol: les chiffres de ces six premiers mois d’efforts ne comptent que des films d’un budget de moins de 2,5M$. Les statistiques des films à gros budget viendront plus tard et pourraient miner ce résultat positif.

«Les projets de 2,5M$ sont plus complexes à financer parce qu’on a souvent besoin de dollars internationaux, ce sont souvent des coproductions, donc il y a beaucoup d’enjeux, parce que ce ne sont plus seulement des intérêts canadiens», explique-t-elle. Selon l’organisme canadien Women in View, qui milite pour une diversité culturelle et de genre à l’écran, 67% du budget de Téléfilm pour des films de plus de 2,5M$ va habituellement à des projets où il n’y a aucune femme dans l’un des trois rôles-clés.

Toutefois, Carolle Brabant est déterminée à atteindre son objectif de parité d’ici 2020. Elle n’a pas imposé de quotas tout de suite, mais n’hésitera pas à le faire. «Le message qu’on a envoyé à l’industrie, c’est que si l’aiguille ne bouge pas suffisamment, on allait regarder les autres mesures, mais on voulait prendre le pari qu’on avait pas besoin des quotas, que les gens allaient vraiment embrasser cet objectif-là et qu’on allait l’atteindre.»

Du côté de l’ONF, pour l’année 2015-2016, la parité a été atteinte en ce qui concerne les dépenses de production: 43,5% des budgets de production sont affectés aux films de réalisatrices, 43,5% aux films de réalisateurs, 11,3% aux films réalisés par des équipes mixtes, et 1,8% des budgets n’a pas encore été assigné. À noter que la situation est différente à l’ONF, puisque l’organisme gouvernemental produit lui-même les films; les projets ne lui sont pas soumis.

À la SODEC, les résultats du dépôt du mois d’août seront rendus publics à la fin de l’année. Il faudra donc attendre avant de juger la mesure 1+1. «Mais c’est compétitif pour tout le monde», souligne Monique Simard, présidente et chef de la direction de la SODEC. «Sur les 75-80 projets qu’on a reçus en août, on va en choisir 9!»

Résistances

Bien que la conférence d’Anna Serner semble avoir eu un impact considérable sur le milieu, il faut savoir que le mérite revient surtout aux organisations comme Réalisatrices équitables, qui militent depuis plus de 30 ans pour la parité hommes-femmes.

«La conférence d’Anna Serner, ce n’était que la pointe de l’iceberg. Ça fait 5-6 ans qu’on talonne la SODEC et Téléfilm pour les convaincre qu’il y a Anna Serner, il y a la Suède, il y a des mesures qui peuvent fonctionner», raconte Isabelle Hayeur, entourée de cinq autres membres de Réalisatrices équitables, dans les locaux de l’Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec (ARRQ), rue Saint-Hubert.

Même avant la création de cet organisme, à l’époque du premier Elvis Gratton, le comité Moitié-Moitié militait pour la cause, dans les années 1980.

«La seule différence entre la Suède et nous, au moment où on a entendu parler d’Anna Serner, c’est qu’il y a eu une volonté politique exprimée dans des mesures concrètes. Ça ne s’est pas fait tout seul parce que les gens étaient ouverts à la parité; ça s’est fait parce qu’il y a eu des combats acharnés avec des mesures concrètes. Il n’y a pas de secret», martèle Anna Lupien, réalisatrice.

Bien qu’elles applaudissent les petites victoires et les efforts des institutions, les militantes de Réalisatrices équitables rencontrent encore des obstacles.

«Carolle Brabant a fait un groupe de travail [avec des gens qui étaient] clairement pour la parité, y avait pas grand-monde qui était contre cette idée-là. Mais dans les groupes de travail de la SODEC, y a encore des gros dinosaures qui font beaucoup de résistance», raconte Isabelle Hayeur.

Monique Simard ne nie pas que plusieurs acteurs du milieu sont mécontents. «Pour nous, c’est très difficile, parce que nos clients sont les producteurs, dit-elle. Mais si on veut corriger les injustices systémiques, c’est certain que ça va bousculer des gens», affirme-t-elle. Même son de cloche du côté de Claude Joli-Cœur, qui constate que les mesures ne font pas l’affaire de tous: «J’ai encore pas mal d’amis [producteurs] qui sont dans le secteur privé et qui me disent: “Ben là, on peut pas faire de compromis sur la qualité si on vise l’excellence”», révèle-t-il. À cela, le commissaire répond que les films de femmes ont beaucoup de succès en festival. De tous les prix remportés par des films de l’ONF, 44% ont été gagnés par des femmes et l’an dernier, c’était 49%. «Pour moi, ça, c’est la meilleure réponse à la qualité», ajoute-t-il.

Le président de l’ARRQ, Gabriel Pelletier, prévient lui aussi que tout n’est pas gagné. «Oui, il y a un changement de mentalité, mais je pense que ça va prendre un certain temps avant qu’on puisse atteindre la parité. De faire ça en trois ans, c’est très optimiste», affirme-t-il. Pour lui, il faudrait se concentrer d’abord sur les films des réalisatrices, qui sont les moins représentées par rapport aux scénaristes et aux productrices. «Il ne faut pas confondre tous les types de films, il devrait y avoir des mesures de parité qui visent des catégories de films, par exemple pour les films à plus gros budget», soutient-il.

Tous s’entendent donc pour dire que les changements se feront sur le long terme. Et à présent, prévient Réalisatrices équitables, c’est aussi aux nouveaux médias de s’assurer de ne pas évoluer comme le milieu masculin du cinéma. La réalisatrice Marie-Hélène Panisset s’inquiète: «Dans un monde déréglementé comme ça, comment les femmes vont pouvoir garder leur place? Et toute la question des nouveaux médias et des jeux vidéo, tout ça est un vaste champ de bataille.»

La conférence d’Anna Serner est disponible sur le site web de Réalisatrices équitables à l’adresse :  bit.ly/2mAvIsn

* L’Association québécoise de la production médiatique n’était pas disponible pour répondre aux questions de Voir.