8 questions d’éthique à la réalisatrice Carole Poliquin
Rencontre avec la réalisatrice Carole Poliquin, suite à sa conférence aux CreativeMornings/Montréal, pour discuter de sa démarche créative et de sa relation (inavouée?) avec l’éthique, notre thème du mois.
Ses films bousculent, font réfléchir et réagir. Des documentaires au style engagé, destinés à questionner les « a priori », notre façon de fonctionner, de penser. La réalisatrice Carole Poliquin était l’invitée de l’édition montréalaise des CreativeMornings, ce vendredi matin à la Cinémathèque Québécoise.
L’occasion de revenir sur sa démarche créative… et sa relation (inavouée ?) avec l’éthique, notre thème du mois. Une discussion poursuivie, hors scène, que nous partageons ici avec vous :
Qu’est-ce que vous évoque le mot « éthique » ?
Le mot « éthique » n’est pas un mot que j’utilise vraiment pour décrire ma démarche. J’aborde la question par l’autre bout, en parlant plutôt d’injustice. Un jour, il y a longtemps (rires), je suis allée à l’université suivre un cours d’éthique comme auditeur libre. J’ai toujours considéré que l’éthique avait quelque chose de plus intellectuel que je souhaitais apprivoiser. J’aime l’idée d’asseoir du monde ensemble pour solutionner un problème, régler un conflit dans le respect de toutes les parties. En fait, c’est l’éthique appliquée qui m’intéresse. Je ne suis pas particulièrement à l’aise dans l’abstrait. Je fais des films et j’ai besoin que les histoires que je raconte viennent me chercher. Finalement, je dirais que mes films s’inscrivent surtout dans une révolte face à l’injustice.
Vous souvenez-vous de la première fois que vous vous êtes sentie conscientisée par une cause, un événement ?
Quand j’ai terminé mes études de théâtre au Conservatoire d’Art Dramatique, je suis partie voyager pendant six ans. À l’époque où je vivais à Istanbul, il y avait beaucoup de manifestations réprimées très violemment. J’ai vécu en direct les effets des politiques américaines, du Fonds Monétaire International (FMI). C’est là que ma conscience s’est éveillée. J’avais 21 ans.
Que ce soit sur les thèmes de la mondialisation, du marché du travail, des conséquences de la pollution sur la santé, l’identité…vos films sont toujours très engagés. Savez-vous ce qui vous pousse à réaliser de tels films ?
J’ai toujours eu le goût de changer le monde. J’ai choisi de faire des films comme j’aurais pu écrire des livres, militer pour des causes. Pourquoi ? L’injustice me révolte, les abus de pouvoir qui viennent avec l’argent. Je n’accepte pas qu’un humain soit privé de sa dignité humaine, de la possibilité de s’épanouir.
Chacun de vos films s’inscrit en effet dans une quête de vérité, dans de grands principes moraux. Comment parvenez-vous à circonscrire un sujet ?
Un film naît toujours d’une réflexion. Différents sujets m’interpellent. Par exemple, il y a une quinzaine d’années, je n’arrivais pas à choisir entre faire un film sur l’appropriation privée de l’eau, un autre sur la question des brevets, sur le génome humain et celui des plantes, ou encore sur la privatisation des services publics. Puis j’ai eu un éclair : je me suis dit que tous ces sujets étaient reliés par la notion de disparition de biens communs. C’est donc ce grand thème qui a chapeauté mon film.
Il y a donc une certaine approche philosophique dans vos films.
Quand je réalise un film, j’ai toujours une démarche de vulgarisation. Ce qui ne veut pas dire simplification. Au contraire, je veux amener la réflexion à un niveau philosophique, ou disons tenter de faire ressortir les grands principes qui devraient guider nos choix collectifs. Le film en devient plus universel, plus intemporel. C’est ce qui fait d’ailleurs qu’ils sont encore présentés dans les cours de philosophie, de sociologie, ou de sciences politiques. On me dit aussi parfois que mon regard est transversal. Effectivement, j’essaie de décloisonner. Je cherche toujours à faire ressortir les liens entre les différentes situations que nous vivons comme citoyens. À montrer comment nous sommes imprégnés d’une forme de pensée qu’on nous présente comme inéluctable, et qui limite notre champ de vision autant que l’élaboration de solutions.
Qu’est-ce qui déclenche, chez vous, l’envie de faire un film ?
L’envie de comprendre ! Ce que j’aime avant tout, c’est démonter les mécanismes du système pour qu’on le comprenne. Je pense à L’âge de la performance par exemple. Au début des années 90, on parlait sans arrêt de performance, d’excellence dans le monde du travail. Or, tous les travailleurs sentent très bien que c’était des mots soigneusement choisis pour nous faire croire à un accomplissement personnel alors que le but visé était toujours l’accroissement de la productivité, et ultimement faire toujours plus d’argent.
Comment situez-vous vos films par rapport au journalisme ?
C’est l’approche, la manière de regarder un sujet, de raconter une histoire. Avec un documentaire, tu peux te permettre d’avoir un point de vue là où le journalisme impose une certaine « objectivité ». C’est aussi le temps qu’on y met. On peut passer des années sur un film. On a besoin de temps pour la recherche et aussi pour établir des relations de confiance avec nos protagonistes. C’est enfin le questionnement politique derrière. Il m’est arrivé, à la suite de reportages à la télé, de me dire : ils s’arrêtent juste au moment où ils allaient commencer à nommer les vraies affaires !
Est-ce qu’un film peut changer le monde ?
Comme tout ce qui suscite la réflexion, les documentaires participent au processus de changement social. Mais il faut aussi qu’ils arrivent au bon moment. Ça prend tellement de temps de faire un film, qu’il faut d’une certaine façon anticiper les questionnements qui vont surgir et deviendront incontournables dans deux ou quatre ans, pour contribuer à les amener dans l’espace public. Le film ne doit pas arriver tout seul non plus, il doit y avoir des mouvements sociaux qui portent les mêmes questionnements et s’approprient le film comme outil de discussion. Les projections de films créent des occasions de rencontre. Et quand les gens se rassemblent pour discuter, ils se disent « tiens, je ne suis pas le seul à penser comme ça. » Et c’est le début de l’action.
Texte: Sarah Meublat et Carole Poliquiin
Photo: Tora Chirila