À la croisée des chemins
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À la croisée des chemins

Fissures urbaines, frontières cloisonnantes, les voies ferrées sont un héritage fort de Montréal. Réflexion de notre collaborateur Mathieu Mireault, dans le cadre de notre thème du mois: Broken. 

« There is a crack, a crack in everything, that’s how the light comes in », chante Leonard Cohen sur la chanson Anthem. L’artiste  qui vit sur le Plateau s’est peut-être inspiré de la voie ferrée qui sépare son arrondissement de celui de Rosemont-Petite-Patrie pour écrire cette pièce.  En effet, souvent qualifiée de fissure urbaine, cette voie ferrée honnie par presque tout le monde est aussi une source d’inspiration.

Ce drôle de paradoxe n’étonne pas Simon Harel, professeur en littérature comparée à l’Université de Montréal et psychanalyste. « Physiquement, les voies ferrées viennent clôturer les quartiers. Elles sont des frontières réelles à notre mobilité urbaine. Symboliquement, les trains ont au contraire toujours représenté l’aventure et le dépaysement. On retrouve ces thèmes dans l’œuvre de plusieurs artistes, comme Jack Kerouac ou Muddy Waters, et même des auteurs québécois comme Jean-Jules Richard » raconte avec enthousiasme M. Harel.

Les voies ferrées font beaucoup parler d’elles depuis quelques années, soutient M. Harel. La mort d’une jeune cycliste happée par un camion sous le viaduc Saint-Denis en 2013 ou la tragédie du Lac-Mégantique nous rappelle à quel point la cohabitation peut être difficile avec les chemins de fer. Malgré tout, si le sujet passionne autant, c’est parce que les voies ferrées font partie intégrale de l’identité montréalaise.

« Au 19e siècle, Montréal était la métropole nord américaine du transport de matériaux par train. Les voies ferrées ont aussi servi d’outils de ségrégation, en délimitant les quartiers plus pauvres. On sous-estime l’importance patrimoniale des chemins de fer, c’est un héritage important qui nous définit » argumente M. Harel, qui écrit en ce moment un livre sur le sujet.

Faire cheminer le débat

Simon Harel rêve que les Montréalais intègrent davantage les voies ferrées dans leur conception d’identité collective.  Il reconnaît pourtant qu’il sera difficile d’y arriver tant et aussi longtemps que des compagnies ferroviaires de premier plan, comme le Canadien Pacifique, se comporteront comme des « corporate bullies », comme il les qualifie.

En effet, les compagnies ferroviaires sont reconnues pour leur manque de collaboration. Depuis 2010, les arrondissements du Plateau et de Rosemont-Petite-Patrie demandent la construction de passages à niveau au Canadien Pacifique pour permettre aux citoyens de se déplacer de façon sécuritaire entre les deux arrondissements. La compagnie a toujours refusé, malgré l’appui de l’Hôtel de Ville et la mobilisation citoyenne, déplore Richard Ryan, conseiller de ville du Mile End.

Il faut décloisonner les quartiers pour s’assurer que les gens puissent y circuler de façon sécuritaire

« Le Plateau et la Petite-Patrie sont parmi les quartiers les plus densément peuplés du Canada. Il faut décloisonner les quartiers pour s’assurer que les gens puissent y circuler de façon sécuritaire, explique l’élu responsable du dossier. Malheureusement, le Canadien Pacifique ne pense qu’à la sécurité de ses marchandises ».  L’exaspération de M. Ryan est palpable. La Ville de Montréal a dû faire appel à l’Office du transport du Canada à titre de médiateur pour faire avancer les discussions. Les négociations piétinent, selon M. Ryan.

Dans l’ombre d’un géant

Face à Goliath, David doit s’organiser. Tant Simon Harel que Richard Ryan pensent que l’attitude du Canadien Pacifique motive les citoyens à se regrouper pour contester la position de la compagnie ferroviaire. À l’image du Mile-End, cette contestation prend une forme créative et communautaire, constate Richard Ryan.

« Il y a beaucoup de terrains vierges autour de la voie ferrée. Ce sont des lieux riches en biodiversité et en verdure, ce qui est assez rare au centre-ville. En même temps, ces espaces côtoient des voies ferrées et des espaces de travail industriel. Le contraste est frappant. Je pense que ça crée des espaces de création très inspirants » philosophe M. Ryan.
Caroline Magar se retrouve dans les propos de Richard Ryan. Coordonnatrice du développement pour Les Amis du Champs des Possibles, un espace vert près de la voie ferrée cogéré par les citoyens, Mme Magar admet que le lustre industriel du quartier inspire beaucoup son groupe, comme l’imaginaire de la voie ferrée.

Les Amis du Champs des Possibles militent activement pour « transformer une ligne imperméable en une ligne perméable, affirme Mme. Magar, qui est architecte paysagiste. Prétendre que les gens vont faire de longs détours simplement parce que c’est illégal de traverser la voie ferrée est complètement absurde. On voit des centaines de gens traverser la voie ferrée chaque jour. On demande simplement que le Canadien Pacifique pose des passages à niveau pour assurer la sécurité des piétons mais aussi des infrastructures ferroviaires. »

Comme Simon Harel, Caroline Magar déplore que l’imaginaire des rails ne soit pas davantage présent dans la culture montréalaise. On ressent chez elle un fort attachement à ces voies qui sont presque des propriétés féériques. « Les trains ont cette capacité de transporter des semences avec eux, créant une biodiversité riche autour des voies ferrées. En plus, ces espaces sont des corridors de transport pour les animaux sauvages qui s’y sentent en sécurité. On est donc en présence d’un écosystème unique à Montréal », explique avec émoi Mme Magar.

Dans ce dossier complexe, citoyens, académiciens et politiciens se sont prononcés. C’est maintenant au tour du Canadien Pacifique de choisir la bonne voie.

Texte: Mathieu Mireault

Photo: Sarah Meublat