L’AMITIÉ 2.0 : MYTHE OU RÉALITÉ ?
« Je tenais à prendre le temps de vous écrire ces quelques mots pour vous remercier d’avoir su exprimer dans votre article sur l’amour une vision que j’essaye de mettre en pratique quotidiennement. » m’écrivait E sur LinkedIn, suite à la parution de mon dernier billet de blogue.
Évènement isolé, me dis-je, tout de même profondément touchée par le geste de cette lectrice inconnue. Puis vinrent les messages Facebook. Puis les courriels… Nombre d’entre vous ont pris la peine de partager un peu de vous, de votre histoire ou de votre ressenti.
Il était alors déjà prévu que j’écrive sur l’impact des réseaux sociaux sur l’amitié et ce que signifie « avoir un ami » en 2016, mais cet élan de générosité de la communauté force un discours nuancé.
Qu’est donc devenue l’amitié ? En ce mois de juillet dédié à l’amour, et à la lumière de mon expérience récente, se questionner sur le sens des connexions que nous entretenons tous les jours me paraît incontournable.
“Ce n’est pas un ami celui qui est l’ami de tous”
Aristote était-il en avance sur son temps ou serait-ce que le niveau de connectivité qu’apporte la technologie n’a rien à voir avec l’usage que l’on en fait ?
Certains diront que notre hyper connectivité nous sépare plus qu’elle ne nous rapproche. En un clic, nous « connectons » à un nombre de plus en plus élevé de gens, sur un nombre incalculable de plateformes et de canaux. Mais au plus ce réseau s’agrandit, au moins nous en savons sur les individus qui le composent.
Par ailleurs, où observer les malaises de la civilisation actuelle et ses illusions, si pas dans le monde virtuel où règnent l’individualisme et le consumérisme ? Les réseaux sociaux ont transformé le spectateur en participant, puis le participant en créateur de contenu, à réseau de diffusion, pour finalement devenir sa propre marque.
Tel un Narcisse des temps modernes, nous sommes obnubilés par l’image que nous projetons, au détriment de qui nous sommes vraiment. Couverts de honte par une société qui condamne la culotte de cheval plus ardemment que la xénophobie, nous diffusons à grands coups de selfies filtrés et retouchés notre « identité de marque », qui contrairement à ce que son nom laisse croire, n’existe que pour plaire au plus grand nombre. Et que celui qui obtienne le plus de followers gagne !
#FOMO
Amitiés superficielles et gratification instantanée forment la base du modèle d’affaires des plus grands succès de Silicon Valley. L’on pourrait croire que la grande question autour de l’expérience utilisateur gravite autour du thème « comment rendre ces interactions plus significatives ? » ou « comment s’assurer que le contenu produit, partagé et accessible soit le plus pertinent possible pour l’utilisateur ? ».
À la place, les concepteurs considérés les plus habiles sont ceux qui savent résoudre l’énigme « comment leur faire dépenser davantage de temps ? ». Qui dit plus de temps dit plus d’exposition aux publicités, et plus d’interactions signifie une connaissance encore plus pointue de vos moindres faits et gestes. Qu’on monétisera bien entendu auprès des annonceurs. Comme on dit, si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit !
Ainsi, nous partageons machinalement des photos de chatons et quelques memes plus ou moins cyniques sur la désinformation du moment, entrecoupés du selfie du jour numéro 462, le seul réellement potable des 518 de toute manière.
Et si à travers ce bourdonnement incessant, vous ratiez LE prochain truc qui « cassera Internet » ? Tout le monde en parlerait sauf vous, et vous rateriez l’occasion rêvée de briller de votre meilleur commentaire.
Car ces dizaines d’approbation reçues et données quotidiennement, de manière plutôt désinvolte en règle générale, pèsent pourtant lourd dans la balance narcissique pour celui qui les reçoit.
Ironiquement, au plus l’on fuit la vulnérabilité des connexions authentiques, de peur de déplaire, au plus il est facile de se sentir seul, au beau milieu de ses 1 500 amis, tous réseaux confondus.
Dans notre tentative de repérage de moments dignes d’Instagram (ou de Pokémon, apparemment), nous négligeons souvent notre vie réelle, et passons à côté de vrais moments magiques.
« Virtuel » signifie aussi « potentiel »
Jusqu’ici, vous me direz, le portrait est plutôt sombre. Et ce n’est pas tout : l’arrivée d’Internet a également atrophié votre mémoire (ce que les anglophones appellent affectueusement la digital dementia). En fait, avec l’arrivée du téléphone mobile, nous avons tous, dans une certaine mesure, développé un trouble d’attention.
Mais considérons ces changements d’un point de vue plus glocal. Le consommateur-producteur a également amené la tendance à la contribution gratuite et à l’économie de partage, qui à leur tour ont créé un vent de pluralisme qui n’est pas près de s’essouffler.
Les jeunes d’aujourd’hui ne sont ni Québécois ni Canadiens ; ils exigent de manger local, mais sont avant tout citoyens du monde. Les réseaux sociaux ont complètement bouleversé le modèle hiérarchique traditionnel « marque – consommateur », « média – audience », jusqu’aux prises de décisions des gouvernements.
Prenons le mouvement #EarthtoParis. Ce mouvement citoyen a su rejoindre 78 million de personnes en l’espace de 10 semaines pour faire pression sur COP21 et s’assurer de la ratification des accords pour protéger la planète contre le réchauffement climatique.
À Montréal même en 2012, plus de 250 000 personnes sont descendues dans les rues pour le Jour de la Terre pour montrer leur soutien à la cause. Ces mobilisations ont été rendues possibles grâce à cette même hyper connectivité tant décriée.
Le rapport avec l’amour et l’amitié, me direz-vous. Certes, dans une certaine mesure, les réseaux sociaux donnent une fausse impression d’intimité noyée dans un torrent de « contenus » creux.
Mais ils permettent également un rapprochement qui a donné naissance à un changement drastique de paradigme, où ce ne sont plus que quelques privilégiés qui prennent seuls les décisions ; la masse détient désormais une partie du pouvoir. Et lorsque cette masse s’unit derrière une cause, la force qu’elle représente, collectivement, n’est-ce pas aussi ça l’amour ?
Texte : Audrey Raby
Photo: Tom Sodoge pour Unsplash