En conversation avec Tudor Radulescu, architecte chez Kanva
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En conversation avec Tudor Radulescu, architecte chez Kanva

On dit de quelque chose d’étrange ou weird qu’il frappe par son caractère singulier, insolite, surprenant, bizarre. Comme ces passants qui ont trouvé bizarre de voir des billots de bois étendus sur la rue Sainte-Catherine, au mois de mai dernier.

Nous avons voulu poser quelques questions à Kanva, les têtes pensantes derrière cette initiative. Avec des projets qui font rayonner Montréal à l’étranger et qui dépassent ce à quoi on peut s’attendre d’un cabinet d’architectes, nous étions curieux d’en savoir plus sur leur  travail et les réflexions qu’ils provoquent chez les gens au travers d’oeuvres d’art publique et architecturales. C’est Tudor Radulescu, l’un des deux co-fondateurs de l’entreprise, qui s’est prêté au jeu de l’entrevue.

Vous êtes un atelier d’architectes qui a la réputation de faire des projets qui détonnent, sortent du lot. Est-ce que ça a toujours été important pour vous de ne pas faire comme les autres?

On ne fait pas différemment pour faire différemment. Ce qu’on fait, on le fait à notre manière. Si je mets une montre orange ce n’est pas pour être différent des autres, c’est parce que je la trouve cool. On n’a pas une façon de travailler très conventionnelle. On a essayé par le passé d’avoir un protocole de design mais ça ne fonctionne pas pour nous. On accepte que  notre processus créatif ne soit pas linéaire, c’est un processus éclaté.

Pouvez-vous nous en donner un exemple?


On a fait un projet de résidence universitaire, la résidence Edison, pour lequel on a réalisé l’architecture et la construction étant donné qu’on a une approche très technique. On fait souvent nous-même la construction de nos projets.


Par contre, on est des architectes d’abord et avant tout. Dans l’équipe, tout le monde a une base en création.  Il faut savoir que des études en architecture ce ne sont pas des études techniques mais plutôt créatives. Chez Kanva, on trouve toujours une manière de joindre les deux.

Pour en revenir au projet de résidence, c’était en 2013, l’été de nos 10 ans. Sachant que le terrain  serait vacant pendant quatre mois durant la période estivale, on s’est dit: « On ne va pas laisser un beau terrain comme ça sur la rue Université vide! Il y a une opportunité là. Il faut qu’on fasse quelque chose. »

Alors on a décidé de faire une installation artistique sur le terrain vague. On a acheté 30 lits usagés sur Kijiji. On les a peinturé en blanc et nous les avons disposé d’une certaine manière.

L’installation qui a été conçue avec très peu de ressources a vite attiré énormément d’attention. Elle a gagné de nombreux prix et a été publié dans des dizaines de magazines spécialisés à travers le monde. Ça a généré une très grande visibilité aux futures résidences avant même leur construction.

L’oeuvre était un genre de clin d’oeil aux 30 lits qui prendraient éventuellement place à l’intérieur une fois la construction terminée. On a pris un objet ultra intime, le lit, et on l’a amené dans le domaine public.

J’ai remarqué que la plupart de vos projets amènent les gens à avoir une conversation, est-ce que je me trompe?


Ce qui est important pour nous, c’est que petit ou grand, chaque projet raconte une histoire. C’est le fil conducteur qui justifie chaque chose. Basé sur le récit, chaque décision devient évidente, que ce soit au niveau du design ou des affaires.

Chaque projet devient ainsi une opportunité de raconter une histoire, d’imaginer un lieu et d’élargir la portée et le dialogue entre l’art et l’architecture. D’un projet à un autre il y a un contexte différent, donc forcément une histoire différente,  certaines plus sobres, d’autres plus éclatées.

Au début de ta carrière, tu as travaillé comme architecte, et ton associé Rami Bebawi avait travaillé dans le milieu de la  construction. Qu’est-ce qui vous a motivé à démarrer votre entreprise?  

On sentait que c’était le moment de faire un move. Mais… t’as aucune idée de ce que tu fais. Tu n’as pas nécessairement de processus, de façon de travailler. Tu ne sais pas encore si vous voulez demeurer à deux  ou grandir à vingt employés.

Il y a 13 ans, on a décidé de sauter sans aucun parachute mais ce n’était pas un très grand saut. On n’avait pas encore d’enfants, d’hypothèque ou de grosses responsabilités. On s’est dit « Si on tombe, on n’aura qu’à se relever et se trouver une job ». Le saut serait beaucoup plus important aujourd’hui. On le fait encore régulièrement, sauter. On s’est donné la liberté de choisir nos projets.  

On est toujours autant passionnés de participer à des concours et de se lancer dans de nouvelles choses mais comme ça exige beaucoup de temps et dans le but de mieux choisir on s’est donné une règle. La règle des trois F: fame, fortune, fun. Si le projet est financé, qu’il offre de la visibilité ou qu’il est amusant à faire, on le fait. À condition qu’il y ait deux F sur trois.

J’ai bien aimé l’installation artistique avec les chaises rouges fixées à des skis que vous avez faite à Winninpeg sur la patinoire gelée de la rivière Rouge.

Ce projet-là a amené le fun à un autre niveau, c’était définitivement fame et double-fun! Au début on cherchait des skis pas cher sur kijiji mais l’expérience s’est avérée un peu ardue.  Alors on s’est présenté à la Poubelle du ski et on leur a demandé, où se trouvaient les skis les moins chers. Ils nous ont demandé si c’était pour skier. On leur a répondu que non alors ils nous ont dirigé vers le bac à donner. Alors on a eu les skis gratuitement en se rendant à la Poubelle du ski de quatre à cinq fois par semaine.

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Comment en êtes-vous venus à travailler avec le Quartier des spectacles?

On avait fait une installation de champs de blé pour Luminothérapie il y a trois ans. Depuis, on a bâti une relation avec le Partenariat du Quartier des spectacles.  Ils nous ont approché en disant qu’ils voulaient quelque chose qui frappe fort sur la rue Ste-Catherine, entre Bleury et Clark. La rue serait fermée dès le début du mois de mai mais aucun festival n’aurait encore commencé donc il fallait trouver une manière originale d’aménager l’espace pour quelques semaines à moindre coût.

Question de poursuivre sur la lancée des champs de blé qui évoquaient les rangs créés à l’époque de la colonisation le long du Saint-Laurent, on s’est mis à jongler avec l’idée des billots de bois qui voyageaient sur les rivières. On voulait revisiter cette partie de l’histoire du Québec, la drave sur la rivière Saint-Maurice. Le nom 560 km faisait référence à la longueur de la rivière.

Tandis qu’on se questionnait à savoir comment le réaliser concrètement, mon associé était parti avec sa famille dans les Cantons-de-l’est pour le week-end. En visitant une scierie, il a discuté avec le propriétaire de l’endroit qui lui a expliqué qu’il faisait sécher le bois avant que celui-ci ne soit coupé. Mon associé lui a donc demandé: « Ça ne te tenterait pas de faire sécher ton bois au centre-ville de Montréal? » Surpris au début, il s’est laissé convaincre. De là a pris forme ce projet éphémère.

Notre conversation s’est terminée sous le tintamarre des klaxons et des sirènes de pompier de la rue Saint-Laurent.

Ce qui est weird c’est qu’on ne voit pas plus de cet échange entre l’art, l’architecture, et l’aménagement urbain. D’une part, ça semble tellement évident si on considère que l’art public existe dans un lieu, partagé entre l’humain et l’environnement. Ça suscite des conversations, évoque une histoire… Beaucoup plus de points communs qu’on ne pourrait l’imaginer.   

Texte: Jessica Beauplat

Photos: Ulysse Lemerise (courtoisie Kanva)