Question niaiseuse ou réflexion éthique à deux sous?
Question niaiseuse ou réflexion éthique à deux sous, vous me direz.
Je me la pose parce que c’est beau, touchant même, chaque fois que ça arrive, de nous voir descendre dans les rues, inonder nos fils sociaux et donner des câlins gratuits à des étrangers. C’est à se demander, puisque c’est si beau, si puissant, pourquoi ça n’arrive toujours qu’APRÈS. Pourquoi, pour nous rappeler à notre humanité solidaire, il faut d’abord qu’elle soit rudement et brutalement attaquée.
On est descendu massivement dans les rues, avec des messages d’amour et d’espoir, APRÈS les tueries, APRÈS l’inauguration de Trump, APRÈS l’annonce de la hausse des frais de scolarité.
Pourquoi est-ce qu’on s’aime et se solidarise en réaction, en riposte à une attaque? Pourquoi est-ce qu’on s’aime CONTRE quelque chose? Pourquoi cet amour est-il devenu une forme d’arme de solidarisation massive de dernier recours, une façon de rendre l’intolérable plus tolérable, l’inconcevable moins obscur, quand les mots nous manquent pour nommer et la raison n’est plus suffisante pour comprendre?
Pourquoi est-ce si difficile de ne pas réserver cet amour pour les cas d’ultime nécessité, en dernier recours, en réaction, en riposte, comme pour dire présent à la dernière minute, juste avant que notre humanité s’efface? Comment peut-on faire ce qu’on fait depuis dimanche de façon proactive, AVANT qu’un kid pointe son gun sur des innocents, AVANT qu’un fou et sa gang de beaufs aient leurs doigts sur le bouton rouge et tous les autres leviers de l’état, AVANT que la hache ait frappé les poutres des structures qui nous rendent plus humains?
Parce que, je nous regarde, nous ne sommes pas silencieux, AVANT que ces choses-là se passent. Loin de là. Nous décrions, dénonçons, déchirons nos chemises. Mais, je nous écoute, et je n’entends pas, AVANT que la haine nous éclate au visage, verse le sang chez nos voisins, nous dérobe de ce qui nous est le plus cher, ce même message d’amour inconditionnel des uns pour les autres, indépendant de celui des autres pour nous.
Non. Je nous entends plus souvent invectiver, ridiculiser, haïr. C’est comme si, tant qu’elle ne nous ébranlait pas jusqu’en nos fondements, la haine nous était acceptable. AVANT, c’est correct d’haïr Trump et autres Patapoufs, de vilipender Martineau et autres ramancheurs, de kicker la cacanne des radios-poubelles et autres pseudo-médias. Mais force est de constater que notre haine moralement justifiée, un peu bobo, proférée dans l’AVANT depuis le confort relatif de nos écrans tactiles à mille piasses n’empêche pas Trump et consorts de faire leur gros bonhomme de chemin, n’inspirent pas le kid à ne pas prendre son gun, etc.
Pire même: je pense que ça les aide, qu’on joue leur jeu, que notre propre haine, si justifiée nous paraisse-t-elle, souffle sur les braises de toutes les haines. De sorte que nous finissons par nous retrouver, un jour ou l’autre, dans l’APRÈS de quelque tragédie incompréhensible, avec rien d’autre que notre humanité nue pour nous retrouver, sur les grand places par milliers par moins quinze.
On joue le jeu de la haine à tous les jours. Un jeu de guerre, évidemment. On joue jusqu’à ce qu’on perde. Un bras, une jambe, un voisin ou six. Pis c’est là que, pour quelques jours, on ne joue plus. On buck, on panse nos plaies en s’aimant par milliers. Pis c’est beau en ta. Mais je ne peux pas m’empêcher de rêvasser: on ferait comment pour que cet amour impose les règles du jeu et que ce soit les haters qui doivent réagir? On fait comment pour que ce soit l’amour qui ouvre le jeu?
On joue le jeu de la haine tous les jours. Mais la vie, c’est pas un jeu, une chasse à l’homme, une course au like. Y’a pas d’autres trente-sous pour nous redonner des vies quand c’est game over. Faque, quand est-ce pis comment c’est qu’on change la game? Vous me direz.
Louis-Félix Binette, hôte de CreativeMornings/Montréal
Crédit photo: Unsplash (Jerry Kiesewetter)