J'ai beaucoup aimé The Social Network que j'ai eu la chance de voir mercredi soir dernier. Réalisé par David Fincher à partir d'un scénario de Aaron Sorkin, le film s'emploie à raconter les origines de Facebook, depuis sa création par Mark Zukerberg dans sa chambre d'étudiant à Havard jusqu'à son premier succès, alors qu'il parvenait à accueillir un million de membres. Comme on pouvait s'y attendre, ceux qui souhaitent voir un documentaire approfondi sur la création de Facebook seront sans doute déçus. De l'aveu même des créateurs, le scénario comporte une large part de fiction et il faut le prendre comme tel : un bon divertissement.
Quoi qu'il en soit, comme toute œuvre à caractère biographique, The Social Network ne manquera pas de susciter un débat sur la valeur historique de telle ou telle scène ou tel ou tel aspect du scénario. Je laisse à d'autres le soin de se pencher sur ce problème. À mes yeux, l'intérêt du film repose plutôt sur une sorte de "cyber-mythologie" sous-jacente qui sert en quelque sorte de trame de fond au film. Plus encore, je serais même porté à penser que ce sont ces cyber-mythes qui permettent au spectateur d'adhérer à l'histoire qui lui est racontée. Je vous en présente ici deux qui ont particulièrement retenu mon attention.
Le mythe de l'ascension du geek
Il s'agit d'une variante, voire une extension, du mythe du rêve américain selon lequel un quidam sorti de nulle part et partant de rien peut devenir l'humain le plus puissant du monde. En ce sens, les réseaux sociaux sont une sorte de nouvelle Amérique, un nouveau continent vierge -au moins aux yeux de ceux qui y débarquent- où tout est possible et où persiste le rêve d'un éventuel El dorado.
Au sein de la mythologie inhérente à la cybercivilisation, le fondateur et inventeur de Facebook est une sorte de Christophe-Colomb qui a « découvert » un nouveau lieu, un nouveau topos qui est devenu le territoire de multiples utopies. Que Facebook soit ou non le premier réseau social, que Zukerberg ait été le premier à y avoir pensé ne fait rien à l'affaire. Le mythe fonctionne, tout simplement.
Mark Zukerberg incarne ainsi un possible héros inspirant à peu près tout ce qui se fait comme néo-experts autoproclamés du web 2.0, les uns espérant eux-mêmes devenir riches très rapidement avec le moins d'effort possible, les autres faisant miroiter à leurs clients succès et fortunes s'ils suivent leurs conseils de guides éclairés. Il faut les voir s'exposer via leurs blogues et comptes de toute sorte (Facebook, Twitter, LinkedIn et tutti quanti) s'improvisant « consultants » pour parcourir les forêts inexplorées du numérique, tous convaincus qu'ils détiennent la carte permettant d'accéder aux mystérieuses citées d'or des réseaux sociaux.
Le "héros" Zukerberg fait ici figure d'archétype. Il est le premier geek milliardaire qui a connu cette ascension fulgurante et il représente en quelque sorte tous ceux qui, à sa suite, parcourent ce nouveau monde qu'il a découvert en quête de trésors cachés.
Le mythe du Grand Soir viral
Ce mythe de l'ascension du geek est corollaire d'un autre : Cette nouvelle Amérique du numérique laisse aussi espérer une certaine révolution démocratique. Sur les réseaux sociaux, les classes sociales issues de « l'ancien monde » ne tiendraient plus : ce serait un réseau où les habitants seraient tous des monsieur-madame-tout-le-monde, au même titre et détenteurs du même pouvoir : celui de donner son avis sur à peu près tout, restaurants, partis politiques, culture, etc.
Cet autre mythe, que j'appellerais le mythe du Grand Soir viral, est aussi patent dans le portrait de Zukerberg brossé dans The Social Network. Ceux à qui il aurait prétendument volé l'idée, Cameron et Tyler Winklevoss, souhaitaient à l'origine mettre sur pied un réseau exclusif à la prestigieuse Université Harvard. En délaissant ces deux gentlemen de bonne famille pour faire de Facebook le réseau populaire qu'on connaît maintenant, il ne rompait pas simplement une relation d'affaire, mais aussi une hiérarchie et l'isolation entre les classes sociales.
Ce mythe est peut être le mythe fondateur de la cybercivilisation. En tout cas, il garantit encore aujourd'hui l'adhésion des masses aux réseaux sociaux. Il évoque une promesse d'égalité et de fraternité dans un monde où votre tante et votre beau-frère ont le même poids "médiatique" et démocratique que Barak Obama et où n'importe qui peut devenir une marque de commerce qu'on peut soi-même mettre en marché, à partir de rien. Mieux encore, les médias sociaux permettraient à tous de prendre la parole et d'influencer l'opinion publique, contrecarrant ainsi la hiérarchie très sélective des médias traditionnels.
Est-ce vrai? Est-ce faux? La question n'est pas là. L'important est qu'on y croit… De la même manière qu'il est possible de croire à l'histoire qu'on nous raconte dans The Social Network…
…
D'autres commentateurs s'appliquent déjà à trier le vrai du faux dans cette allégorie issue de la vie de Zukerberg, en vérifiant les faits pour les passer au crible de la vérité historique. Peu importe ce que donnera cet exercice d'enquête, les divers mythes que le film met en scène continueront de fonctionner. Il y a fort à miser, d'ailleurs, que ceux qui s'indigneront le plus des aspects fictifs seront ceux qui participent activement à nourrir cette mythologie sur les réseaux sociaux.
En terminant, pour ceux qui désirent pousser un peu plus la réflexion sur ce film, voici une sélection d'articles qui devraient retenir votre attention.
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LESSIG, Lawrence, Sorkin vs. Zuckerberg, The New Republic
http://www.tnr.com/article/books-and-arts/78081/sorkin-zuckerberg-the-social-network
CARR, David Film Version of Zuckerberg Divides Generations, The New York Times
http://www.nytimes.com/2010/10/04/business/media/04carr.html?_r=1
GOLDSTEIN, Patrick, The Social Network, Citizen Kane and the truth in Hollywood, The Big Picture
http://latimesblogs.latimes.com/the_big_picture/2010/09/when-the-social-network-takes-liberties-with-the-truth-is-it-an-outrage-or-just-hollywood-tradition-.html
CHI, Frank, The Social Network is About Social Upheaval. Forget Everything Else, The Huffington Post
http://www.huffingtonpost.com/frank-chi/the-social-network-is-abo_b_748202.html
« …les autres faisant miroiter à leurs clients succès et fortunes s’ils suivent leurs conseils de guides éclairés. Il faut les voir s’exposer via leurs blogues et comptes de toute sorte (Facebook, Twitter, LinkedIn et tutti quanti) s’improvisant « consultants » pour parcourir les forêts inexplorées du numérique, tous convaincus qu’ils détiennent la carte permettant d’accéder aux mystérieuses citées d’or des réseaux sociaux. »
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