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Lock-out au journal de Montréal : un conflit sur le terrain des nouveaux médias

Difficile de tirer des conclusions suite à la fin du lock-out au Journal de Montréal. D'abord, la plupart des observateurs, eux-mêmes travailleurs de l'information, manquent certainement de recul pour bien saisir l'ampleur de ce (trop) long conflit. J'en suis. D'autre part, la polarisation gauche/droite, empire/syndicat, paradigmes qui servent normalement de référents dans ce genre d'affaire, sert mal la réflexion à ce sujet. Car ce conflit n'était pas qu'une simple lutte économique et politique. Il s'agissait, d'abord et avant tout, d'une problématique médiatique.

Il est désormais possible d'alimenter un journal imprimé -et d'en augmenter le tirage- avec un nombre limité de cadres, une poignée de chroniqueurs pigistes et en ayant recours à une agence de presse, QMI, qui est en fait un « un portail de partage de contenus ». C'est en tout cas en ces termes que la vice-présidente aux communications de Quebecor, Isabelle Dessureault, décrivait cette entité en janvier 2009 : « un fil RSS de tous les textes publiés sur Internet par nos différentes filiales, dans lesquels nous pouvons piger. »

(Source : http://www.ledevoir.com/societe/medias/230067/une-agence-de-presse-interne-pour-quebecor)

On comprend ainsi le modèle de convergence mis en place : chaque rédacteur à l'emploi d'une filiale particulière, en signant une cession de droits d'auteurs et moraux, travaille pour l'ensemble d'un réseau au sein duquel toutes les instances de publication peuvent profiter de son effort.

À ce titre, on se souviendra que dès le début du conflit, c'est ce genre de cession de droits que les collaborateurs du ICI, hebdo culturel désormais fermé qui appartenait à Quebecor, devaient accepter de signer. Le journaliste Stéfane Campbel, qui avait alors refusé de signer, s'exprimait en ces termes dans une lettre ouverte que mon collègue Steve Proulx avait publié sur son blogue à l'époque :

Sous prétexte qu'un site web pour le journal ICI était en chantier, Sun Media exigeait du collaborateur qu'il « s'engage à céder et cède exclusivement à l'Éditeur et ce, sans limitation de durée ou de territoire, tous les droits d'auteur qu'il détient sur l'Oeuvre, incluant, sans limitation, tous les droits de publication, de diffusion ou de reproduction de l'Oeuvre sur tout support et par tout moyen ou procédé que ce soit ». Ainsi, les textes peuvent rebondir sur n'importe laquelle des centaines de plateformes détenues par Quebecor et ce, au gré des humeurs de l'Empire, sans aucune rémunération additionnelle au tarif de base.

(Source : http://www.voir.ca/blogs/steve_proulx/archive/2009/01/21/ici-on-signe-ici-sinon.aspx)

J'ajoute à cette convergence une manière « d'optimisation » des ressources humaines, notamment rendue possible grâce aux nouvelles technologies. Un travailleur médiatique peut désormais prendre une photo, filmer des images, effectuer un formatage ou un montage de qualité acceptable pour une diffusion web et, pour autant qu'il possède certaines notions en rédaction, rédiger une dépêche qui n'aura rien à envier à la plupart des brèves qu'on peut lire quotidiennement dans les médias. Mieux encore, plus ce « produit » est dépourvu de style, plus il se qualifiera pour être recyclé à travers les différentes instances convergentes. Une chronique d'humeur, par exemple, est beaucoup moins recyclable qu'un texte presque anonyme qui rapporte des faits sans soubresauts stylistiques. Il en va de même pour une photo ou des images tournées à l'occasion d'un reportage : moins le produit est « signé », plus il est susceptible d'être réutilisé.

On peut s'indigner face à de telles pratiques, décrier une baisse générale de qualité -voire d'originalité- dans les médias de masse ou encore regretter une certaine carence de vision journalistique dans l'implantation d'un tel modèle, mais il n'en demeure pas moins qu'il est d'une efficacité redoutable.

La CSN diffuse depuis samedi qu'elle aurait investi autour de 7 millions pour soutenir les travailleurs en lock-out. On sait que le fonds de grève du Syndicat des travailleurs de l'information du Journal de Montréal était quant à lui d'environ 2 millions de dollars au début du conflit. Ces sommes ne font définitivement pas le poids dans un tel conflit.

…Surtout qu'au final la démesure du rapport de force ne reposait pas simplement sur les ressources financières. Car c'est aussi, et surtout, sur le plan médiatique que la démesure s'est fait le plus sentir.

Que peuvent faire des travailleurs, armés de pancartes, d'un site web et éventuellement d'un journal en papier, pour mettre de la pression sur un empire médiatique qui dispose, sans aucun frais supplémentaire, d'un flux de contenus sans cesse alimenté par l'ensemble de ses filiales?

Des prières… Et encore.

Ainsi, le constat qu'il faut tirer de cette aventure -je peine à trouver un autre mot- me semble double.

D'une part, oui, n'en déplaise aux syndicats, les travailleurs de l'information devront épouser ce modèle de diffusion issu des nouvelles technologies de l'information. Ce dernier ne dépend pas simplement des aspirations mercantiles de tel ou tel empire médiatique, mais bien d'une nouvelle donne enracinée dans une réalité numérique désormais incontournable. On ne remettra pas le dentifrice dans le tube… Un conseil à ceux qui souhaitent devenir journaliste : apprenez aussi à manier les logiciels de montage et de traitement de l'image, des caméras photos et vidéo. Multipliez vos compétences au même rythme que les plateformes se multiplient.

D'autre part, comme on l'a dit, les règles du jeu devront être revues en profondeur. Que faut-il penser de contraintes imposées à l'employeur en cas de conflit qui ne tiennent pas compte de cette nouvelle réalité numérique, lui permettant en fin de compte d'avoir recours à des scabs virtuels? Une ligne de piquetage ne se limite plus, désormais, à des gens qui se tiennent sur un trottoir devant un édifice, aussi motivés qu'ils puissent être. Dans ce conflit, l'employeur n'a jamais été inquiété. Le Journal de Montréal a été publié à tous les jours comme si de rien n'était pour la simple et bonne raison que le lieu physique de production est désormais totalement insignifiant.

Comme je l'écrivais, ce constat est double. On ne peut en prendre que la moitié. Ces deux conclusions doivent être envisagées simultanément. On ne peut pas dénoncer la désuétude de la loi sur les briseurs de gèves sans aussi constater que le modèle de travail journalistique doit être repensé. Inversement, on ne peut pointer le fait que les journalistes doivent s'adapter à la nouvelle donne médiatique sans prendre la pleine mesure de leur vulnérabilité en cas de conflit.

Depuis quelques jours, on casse beaucoup de sucre sur le dos de tel ou tel intervenant dans ce conflit. Hier c'était Quebecor, aujourd'hui c'est la CSN. Se concentrer sur une telle chasse au bouc émissaire serait contre productif. Ce conflit s'est joué sur le terrain des nouveaux médias, avec des règles issues du tournant du 20e siècle… Et c'est sur ce terrain qu'il faut creuser de nouvelles fondations pour éviter qu'une telle guerre d'usure se reproduise.