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Rebello, CAQ, transfuges et convictions : Relire Max Weber

Dans l’actualité politique récente, au Québec, on a beaucoup parlé de «convictions», notamment, comme on s’en doute, à propos des quelques transfuges qui, pour une raison ou pour une autre, ont quitté le Parti Québécois pour se joindre à la CAQ de François Legault. Le dernier à quitter le navire, François Rebello, a provoqué une éruption de discours sur cette thématique. Sans doute, ce dernier prête le flanc plus que tous les autres à ce genre d’attaques, lui qui, pas plus tard qu’en décembre dernier, lançait à Raymond Bachand, ancien stratège péquiste désormais ministre Libéral, une attaque désormais ironiquement célèbre : « Contrairement au ministre des Finances, moi, j’ai des convictions ».

Pour dénoncer Rebello et, du coup, François Legault (sans doute aux yeux de certains le transfuge opportuniste par excellence) Pauline Marois faisait de la conviction une idée maîtresse de sa lettre ouverte publiée la semaine dernière sur le site de son parti. Dans une section carrément intitulée « Les vire-capot sans convictions » elle s’exprime en ces mots (c’est moi qui souligne):

Pour ma part, je ne peux pas m’imaginer gouverner le Québec sur la base d’un mandat obtenu par le cynisme et le mensonge avec des «vire-capot». Je fais de la politique parce que j’ai des convictions. Je crois encore que la politique peut changer nos vies. Mais pour réaliser de grands projets, les Québécois doivent se faire confiance de même qu’à leurs institutions.

Il est devenu urgent de nous défaire de ce cynisme ambiant, de retrouver le goût de la politique ancrée dans les convictions et la sincérité. Dans les prochaines semaines, le Parti québécois va débattre de propositions audacieuses pour que les citoyens puissent se réapproprier la politique. Nous voulons changer la politique.

Source : http://pq.org/actualite/communiques/lettre_ouverte_de_pauline_marois_cynisme_navrant

De son côté, dans sa Lettre à un ami « démissionniste » publiée dans Le Devoir, Jocelyn Desjardins, Porte-parole du Nouveau Mouvement pour le Québec, cite en exergue John Fitzgerald Kennedy, donnant ainsi le ton à l’ensemble de sa réflexion : «Ne sacrifiez jamais vos convictions politiques pour être dans l’air du temps.» Manifestement, selon lui, les convictions arrivent en tête de liste dans son échelle des valeurs morales. Les renier –voire les remettre en question temporairement- serait un détournement impardonnable. «Je ne peux pardonner à un acteur que j’estime de premier plan, écrit-il, un ami de surcroît, de se détourner de cette conviction profonde et extraordinaire que représente l’idée puissante de faire un pays.»

Ainsi, l’éthique du Parti Québécois, et plus généralement des plusieurs indépendantistes, telle qu’on peut la comprendre à la lumière de cet épisode que j’appellerais « l’épisode Rebello » repose d’abord et avant tout sur la conviction.

La CAQ a l’avantage –ou le désavantage selon le point de vue- d’être encore embryonnaire et, ainsi, de n’avoir à son actif que quelques instants d’histoire et une très mince littérature qui permettrait de comprendre ses engagements et son éthique politique. On se contentera donc de puiser dans les quelques rares textes mis en circulation par ses principaux protagonistes depuis quelques mois. Dans son plan d’action intitulé Agir pour l’avenir, la CAQ, établit ainsi sa ligne directrice (c’est moi qui souligne):

Aujourd’hui, la Coalition ne dévoile pas le programme complet d’un parti politique, mais elle présente un plan d’action qui en constituera le cœur. Sa ligne directrice est claire : le gouvernement du Québec doit prendre ses responsabilités.

Source : http://coalitionavenir.org/medias/Plan_daction_coalition.pdf

 

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Depuis une semaine, on ne compte plus les dénonciations des transfuges et, dans ce nouveau sport, tous les qualificatifs sont permis : traitres, vires-capots, menteurs, opportunistes et tutti-quanti.

Sans vouloir tomber dans ce genre « d’analyse » (car oui, il se trouve des acteurs et des commentateurs pour nommer ainsi le fruit de leurs émotions), il me semble que l’épisode Rebello nous fournit une belle occasion de relire les deux conférences du sociologue Max Weber rassemblées dans un livre intitulé Le savant et le politique. Un classique des sciences sociales que je n’avais pas ressorti de ma bibliothèque depuis l’université. La chose m’est apparue la semaine dernière, alors que le mot conviction était sur toutes les lèvres : Weber y fait la distinction entre deux ethos politiques : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Par un curieux hasard –si tant est que l’on puisse parler de hasard- ce sont exactement ces deux notions qui semblent ici entrer en conflit au sein de la politique québécoise contemporaine.

On comprendra, à la lecture de ces textes, que Weber demeure méfiant et critique en ce qui concerne l’éthique des convictions, qui mène invariablement, selon lui, à tous les excès idéologiques. Pourrions-nous, s’inspirant de sa réflexion, adresser ces mêmes critiques aux « convaincus de la souveraineté » selon qui, hors de l’idéologie indépendantiste -voire hors du parti-, il n’y a point de salut? Il me semble, en tout cas que les récentes discordes au sein du mouvement indépendantiste québécois, notamment les querelles entre les pressés et les « enattendantistes » mettent assez bien en scène la thèse de Weber.

Plus encore, le débat entre la CAQ et le PQ me semble traversé de bout en bout par la distinction conviction/responsabilité avancée par Weber. En effet, d’un côté, les partisans de Legault semblent nous dire que, sans renier leurs convictions respectives (qu’elles soient fédéralistes ou souverainistes) les politiciens doivent d’abord assumer leur rôle politique et agir de manière responsable. Les péquistes de leur côté semblent penser que tant que nous ne serons pas souverains, les politiciens ici-bas ne sont pas complètement responsables. Combien de fois avons-nous entendu la dénonciation, à toutes les sauces –et bien souvent par pure exagération- de la faute du fédéral ou encore des Québécois eux-mêmes qui n’ont pas fait les bons choix lors des deux référendums? Se pourrait-il que le PQ se voit aujourd’hui pris dans le piège de « ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction » comme l’écrivait Weber?

Bien évidemment, je vous vois venir… N’allez pas croire ici qu’il s’agit de donner dans le souverainisme bashing, mais bien plutôt de nourrir une réflexion à partir des concepts clés en sociologie politique.

Je vous laisse donc à la lecture de Weber, en citant un long passage de sa conférence désormais célèbre. (Je donne le lien en fin de texte vers l’ouvrage complet en PDF).

Nous en arrivons ainsi au problème décisif. Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions: « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.

Les conférences de Weber rassemblées dans l’ouvrage Le savant et le politique sont disponibles sur le site de l’UQAC: http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.html