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Les pages de variété

Encore un extrait de livre… Je sens que je vais en faire une habitude. Un autre extrait qui me poursuit sans cesse depuis des années… Plus particulièrement aujourd’hui, de par mes occupations quotidiennes sans doute.

Il est tiré du livre de Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre, publié en 1943 et édité désormais chez Calmann-Lévy.

C’est un passage qui, bien qu’écrit au milieu du siècle dernier, comporte un regard sur l’époque des « pages de variété » qui, lorsqu’on le relit aujourd’hui, se présente comme une critique des médias de masse qui n’a pas vieillit d’un poil. Pour fin de compréhension, c’est un roman d’anticipation. On y retrouve ainsi des références à Plinius Coldebique, historien fictif de la littérature, qui, dans le futur, parlerait au fond des productions de notre époque…

…C’est un livre qu’on ne cesse de relire.

Nous reconnaîtrons que nous ne sommes pas en mesure de fournir une définition rigoureuse des productions dont nous avons prêté le nom à cette époque, je veux dire les «articles de variété». Il semble qu’ils aient été faits par millions : ils devaient constituer un élément particulièrement prisé de la matière de la presse quotidienne, former le principal aliment des lecteurs en mal de culture, et constituer des comptes rendus ou plutôt des «causeries» sur mille espèces d’objets du savoir. Les plus intelligents des auteurs de ces articles de variétés ironisaient souvent eux-mêmes, semble-t-il, sur leur propre travail : du moins Coldebique avoue-t-il avoir rencontré beaucoup d’écrits de ce genre, dans lesquels il incline à voir un persiflage de l’auteur par lui-même, car sans cela ils seraient totalement incompréhensibles. Il est fort possible que, dans ces articles fabriqués en série, on ait fait montre d’une bonne dose d’ironie et d’autocritique, dont il faudrait retirer la clé pour pouvoir les comprendre. Les rédacteurs de ces aimables bavardages étaient, les uns employés par les journaux, les autres «indépendants»; souvent même on les qualifiait d’écrivains, mais il semble aussi que beaucoup d’entre eux se soient recrutés parmi les clercs, qu’ils aient même été des professeurs d’université réputés. On aimait ceux de ces articles qui rapportaient des anecdotes empruntées aux vies d’hommes et de femmes célèbres, ainsi qu’à leur correspondance. Ils avaient par exemple pour titres : «Friedrich Nietzsche et la mode féminine aux environs de 1870 ou «les plats préférés du compositeur Rossini», ou «le Rôle du chien de manchon dans la vie des grandes courtisanes», et ainsi de suite. On aimait également les considérations pseudo-historiques sur de sujets de conversation qui étaient d’actualité pour les gens fortunés, par exemple «le Rêve de la fabrication synthétique de l’or au cours des siècles» ou encore «les Tentatives psycho-chimiques pour influencer les conditions météorologiques», et cent autres choses de ce genre. Quand nous lisons les titres de causeries de cette espèce cités par Coldebique, ce qui nous surprend le plus n’est pas tant qu’il se soit trouvé des gens pour faire de cette lecture leur pâture quotidienne, que de voir des auteurs réputés et classés, en possession d’une bonne culture de base, aider à «alimenter» cette gigantesque consommation de curiosités sans valeur. Notons que telle était l’expression consacrée: elle définit du reste également le rôle que l’homme jouait alors vis-à-vis de la machine. De temps à autre, on se plaisait particulièrement à interroger des personnalités connues sur des questions à l’ordre du jour; Coldebique consacre un chapitre spécial à ces entretiens, au cours desquels on faisait, par exemple, exprimer à des chimistes réputés ou a des pianistes virtuoses leur opinion sur la politique, tandis que des acteurs en vogue, des danseurs, des gymnastes, des aviateurs ou même des poètes devaient dire ce qu’ils pensaient des avantages et des inconvénients du célibat, leur sentiment sur les causes présumées de crises financières, etc. La seule chose qui importât, c’était d’associer un nom connu à un sujet qui se trouvait d’actualité.