Dame fort médiatisée par sa seule présence sur les médias sociaux, Michelle Blanc, depuis quelques jours, se fait un devoir de critiquer l’actuel conflit de société québécois –car il ne s’agit plus simplement d’un conflit étudiant- en représentant une manière de pensée populiste dont elle se réclame. L’idée est simple : ce conflit serait de bout en bout une mise en scène gauchiste prenant en otage le citoyen ordinaire devant subir les blocages routiers et le bruit des casseroles.
Ainsi, elle multiplie depuis peu les tweets et les prises de positions -pas nécessairement étayées- afin de discréditer les protagonistes de la cause étudiante, leaders syndicaux et autres joueurs de casserole.
Qu’on se le dise, Michelle Blanc n’aime pas la gauche. Sa dernière trouvaille, citer Roland Barthes. C’est ainsi que ce matin, elle envoyait à ses lecteurs le message suivant.
Barthes, L’usager de la grève : la grève est scandaleuse parce qu’elle ne gêne précisément ceux qu’elle ne concerne pas http://www.sociotoile.net/article88.html (sic… La phrase originale est «parce qu’elle gêne précisément»)
Le lecteur inattentif sera sans doute convaincu. D’une part, Michelle Blanc s’emploie à décrier le «scandale» de la grève. D’autre part, elle cite Roland Barthes. Pour elle, ça suffit. Est-ce assez pour convaincre? En tout cas, c’est le but recherché. «Grève», «scandaleuse» et «Barthes» dans la même phrase devrait vous faire trembler. Un tel tweet laisse croire d’une part que Michelle Blanc a lu Barthes et, d’autre part, que ce dernier trouve le concept de grève scandaleux.
Or. Il n’en est rien… Dans les deux cas… Barthes ne dit pas que la grève est scandaleuse et Michelle Blanc n’a jamais lu Roland Barthes.
Il suffit de cliquer sur le lien cité par Michelle Blanc pour se rendre compte que le texte de Barthes est tronqué, commençant par une minuscule au beau milieu d’une phrase. C’est le malheur de ceux qui tentent de faire valoir leur culture en cherchant des textes sur Google. Les citations hors contexte sont légion. Voici, donc, le premier paragraphe du texte de Barthes tel qu’on peut le lire dans ses Mythologies.
Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale : c’est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d’une grève récente certains lecteurs du Figaro. C’est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde ; c’est l’époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale et la Nature, donnant à l’une la caution de l’autre : de peur d’avoir à naturaliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l’ordre politique et l’ordre naturel, et l’on conclut en discréditant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l’on est chargé de défendre. Aux préfets de Charles X comme aux lecteurs du Figaro d’aujourd’hui, la grève apparaît d’abord comme un défi aux prescriptions de la raison moralisée : faire grève, c’est «se moquer du monde», c’est-à-dire enfreindre moins une légalité civique qu’une légalité «naturelle», attenter au fondement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique, qu’est le bon sens. (BARTHES, Roland, L’usager de la grève, Mythologies, Seuil, 1957, Paris, pp.134-137)
C’est ainsi qu’on peut comprendre le mythe petit bourgeois de l’usager de la grève tel que commenté par Roland Barthes. Comme c’est le cas dans toutes ses mythologies, le mythe transforme l’histoire en nature.
Ce que le monde fournit au mythe, c’est un réel historique, défini, si loin qu’il faille remonter, par la façon dont les hommes l’ont produit ou utilisé ; et ce que le mythe restitue, c’est une image naturelle de ce réel. (BARTHES, Roland, Le myhte aujourd’hui, Mythologies, Seuil, 1957, Paris, p. 230)
Ainsi, la phrase qui suit dans le texte de Barthes «le scandale vient d’un illogisme : la grève est scandaleuse parce qu’elle gêne précisément ceux qu’elle ne concerne pas», ne peut être d’aucune manière citée comme une critique de Barthes envers la grève elle-même (ce qui serait de toute façon, hors de tout contexte, un argument d’autorité, sophisme bien connu), mais comme une critique d’un mythe petit bourgeois, le lecteur du Figaro qui crie au scandale à propos d’une grève.
Ceci participe d’une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu’on peut le désordre social. Par exemple, la bourgeoisie ne s’inquiète pas, dit-elle, de savoir qui, dans la grève, a tort ou raison : après avoir divisé les effets entre eux pour mieux isoler celui-là seul qui la concerne, elle prétend se désintéresser de la cause : la grève est réduite à une incidence solitaire, à un phénomène qu’on néglige d’expliquer pour mieux en manifester le scandale. (BARTHES, Roland, L’usager de la grève, Mythologies, Seuil, 1957, Paris, pp.134-137)
Nous vivons depuis quelques semaines, au jour le jour, cette mythologie de l’usager de la grève. Il est de tous les récits qui racontent les sordides aventures d’une «population prise en otage», d’une «majorité silencieuse», du «citoyen moyen» qui doit subir les heures de pointes et le bruit des casseroles. Il s’agit là, comme le pensait Barthes, d’une fiction théâtrale servant à mettre en scène un scandale contre nature, puisqu’on se dispense, à chaque fois qu’on le dénonce, d’en relater les causes historiques. Ne restent que les effets que chacun peut revendiquer comme étant les siens : ma quiétude dans mon quartier, mon trajet lorsque je rentre de mon travail, mon patron à qui je dois expliquer mon retard ou encore ma garderie lorsque je dois aller chercher mes enfants.
Il vaut la peine de relire ce texte de Roland Barthes, notamment pour y retrouver cette critique de la mythologie moderne.
Mais mieux encore, Michelle Blanc nous fournit ici une sorte de méta-mythologie inhérente aux médias sociaux. Pour décrier le «scandale» de la grève étudiante, cette dernière utilise une citation hors contexte, tweetée à la va vite comme si la seule mention de Roland Barthes suffisait pour convaincre ceux qui la suivent qu’il y a bel et bien scandale. Il suffit pourtant de relire le texte pour se rendre compte que Barthes ne fait que relater les propos médiatiques des lecteurs du Figaro afin de les critiquer, c’est-à-dire y discerner une sorte de mythe de «l’homme de la rue».
La leçon est donc double. D’une part, le mythe de l’usager de la grève apparaît toujours d’actualité, d’autre part la référence à Barthes, relayée par une «stratège» en médias sociaux fort populaire, permet d’entrevoir un méta-mythe, c’est-à-dire Barthes lui-même cité comme l’homme-de-la-rue-qui-relaie-la-pensée-de-l’homme-de-la-rue.
Le sophisme et l’inculture sont de plus en plus élevé au rang d’oeuvre d’art par par beaucoup de gens sur la Toile qui abuse du je-me-moi.
« Inculture » vous dites? Essayez « élevéS » et « abuseNT » (revoir votre phrase) la prochaine fois que vous voudrez vous couvrir de ridicule.
Un gourou du web auto-proclamé peut-lire correctement des textes de plus 140 caractères ?
Dans un échange sur Twitter, je disais penser que ce quote mining était plus une maladresse que de la désinformation. Tu y vois plus un appel à l’autorité dans le but de tromper sur sa propre culture et appuyer un propos. Ok. Partons de ce point. Je ne peux être en désaccord, mais je vais étayer ma position (un geste de maladresse) pour voir si elle tient la route.
Je tiens le verbe tromper pour un peu fort (mais la nuance entre maladresse et tromperie dépend de la quantité de matériel du corpus en faveur de l’un ou l’autre), et ma naïveté (ou la faiblesse de mon corpus) me ferait plutôt employer la forme pronominale du verbe.
Il y a un usage rhétorique de l’appel à l’autorité et c’est effectivement prêter flan que de l’avoir fait sans tenir compte du contexte au complet. Artéfact du ‘just in time knowledge’. Le quote mining est utilisé par les créationnistes dans un but de réelle tromperie (ils ont tout lu Gould et n’ont gardé que ce qui détournait sa pensée). Nous ne sommes pas, ici, à ce niveau de tromperie.
Là où on pense qu’il y a « mauvaise citation » (celle de Barthes), il y a en fait « identification » aux lecteurs du Figaro. Michelle, dans une récursivité historique cite Barthes qui cite les les lecteurs dire que « la grève est scandaleuse parce qu’elle gêne précisément ceux qu’elle ne concerne pas », citation que Barthes reprendrait aujourd’hui pour redire la même chose qu’il a dit au milieu du siècle dernier (cf ton méta-mythe de l’homme-de-la-rue-qui-relaie-la-pensée-de-l’homme-de-la-rue).
Cette maladresse, que tu reconnais jusqu’à un certain point (« citation hors contexte, tweetée à la va vite ») est plus une tromperie pour soi-même que pour les autres.
Mais rendu à ce point, je dois dire que, selon notre notion de Culture (qui doit à mon avis être redéfinie différemment en période de surabondance de l’information) et celle de la Responsabilité éthique en tant que figure publique (autre terme à redéfinir en une ère où nous sommes tous, ou presque, une fugure publqie), on a tout le spectre qui s’ouvre entre simple maladresse et réelle tromperie.
Mais je crois que ton point, et celui de Barthes, est plutôt de souligner ces effets de mythes –et donc de sortir de ses propres préjugés– pour voir comment les discours peuvent nous tromper.
Je serai peut-être un prochain cobaye de ton oeil aiguisé. J’espère sincèrement alors m’être trompé, et non de tromper les autres.
Bonjour Martin!
Je dois bien dire que je ne suis pas dans la tête de quiconque… Déjà assez de la mienne! 🙂
Mais je dirais simplement ceci.
Un mécanicien qui oublie de serrer une bougie d’allumage, il se trompe. Il commet une erreur de mécanicien.
Un trapéziste qui se pointe dans un garage habillé en mécanicien en te disant qu’il sait comment réparer ta voiture, lui, n’en doute pas, il te trompe…
Voilà voilà… 😉
(Cela dit, il doit bien y avoir des trapézistes qui font de la mécanique.)
Bonne journée!
S.
J’aime bien Michelle Blanc, elle a de l’humour et un certain culot, mais depuis le début du conflit étudiant, elle me tape joyeusement sur les rognons. J’ai rarement vu quelqu’un être autant à côté de la plaque et s’obstiner dans l’erreur à ce point! Tous les clichés y passent, on croirait lire Éric Duhaime ou Stéphane Gendron. Dommage pour elle : elle est en train de perdre toute la crédibilité qu’elle s’était bâtie…
Je suis contente d’avoir lu cet article, sinon j’aurais cru que Barthes était un imbécile!
incroyable! voici des citations de Michelle Blanc elle-même! (le tout cité selon son procédé personnel extrêmement innovateur, Me Blanc est une experte des médias sociaux ! ; )
«Charest est l’un des plus détestés de l’histoire du QC et notre force policière est l’une des plus coercitives» -MB
«Un de mes secrets est par exemple de dire une phrase.» -MB
«Comment saisir les possibilités offertes par les médias sociaux? Je ne crois pas être si intelligente que ça.» -MB
http://membres.multimania.fr/cartepostalesuedoise/images/articles/2008-07-25-02.jpg
La fausse citation ne fait, de toute façon, pas de sens. Il y manque un second privatif. Il y a un «ne», mais il n’y a pas de «pas», ou de «que». Roland Barthes écrivait mieux que ça.