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Le viol d’une jeune fille douce

Bon, je cherchais un titre. Je n’ai rien trouvé d’autre que celui d’un film de Gilles Carle. Un classique de notre cinéma national. C’est un excellent film. Tentez de le voir si vous pouvez.

Je voulais simplement vous dire un mot. Je ne sais si je peux. Je vais commencer par les présentations d’usage.

Je ne me souviens plus trop quel âge j’avais. 8 ou 9 ans peut-être. Mon père et ma mère me plaçaient dans un camp d’été à la campagne, administré par des frères. Des religieux. Les gars avec les gars, les filles avec les filles. J’adorais ça. Une sorte de village, pendant quelques semaines, à l’abri des parents. Je ne vous dirai pas c’est où, parce que ce serait moche pour leur publicité. Bon, il y avait le frère Turcotte. Lui, je peux le nommer, parce qu’à l’âge qu’il avait, il est sans doute mort aujourd’hui.

Il était responsable de je ne sais trop quoi. Il classait des paperasses. Un jour, il m’a abordé, après le dîner.

– Si tu viens m’aider à classer des papiers, je te donne un Cracker Jack.

Je n’avais aucune raison de craindre ce vieux frère Turcotte. Ainsi, après le dîner, heureux et fier d’entreprendre une mission, je l’ai rejoint dans une sorte de roulotte qui lui servait de bureau. Nous classions des papiers, donc. Pour ce faire, il m’avait conseillé de m’asseoir sur ses genoux. Je ne me souviens plus très bien ce dont il était question, mais il semblait fort satisfait de mon travail. À un moment donné, il fallait passer aux choses sérieuses.

– Simon, pendant ton séjour au camp, est-ce que tu te laves bien le pénis?

D’aussi loin que je me souvienne, je crois avoir découvert à ce moment-là l’étonnement et le scepticisme.

– Euh, je crois que oui, Frère Turcotte.

– Ta maman m’a demandé de bien vérifier.

Vous ne le savez pas, mais il suffit que vous me parliez de ma mère pour investir dans ma confiance avec intérêt. Quelques secondes plus tard, ce vieux machin me tâtait le zob, minutieux, heureux, content de l’avoir échangé contre une boîte de Craker Jack. C’était fort peu payé. J’étais là, tout con, le pantalon baissé, me disant sans doute: « bon, ça va, elle est nickel ma graine, me semble. »

Quelques instants après, une porte s’est entrouverte. Une employée rentrait dans le bureau. Elle m’a vu, et je me suis vu aussi, comme ça, les pantalons par terre, inspecté par un bonhomme qui, manifestement, avait autre chose que mon hygiène comme souci. C’est là que j’ai compris… « Ouin, c’est certain que vu comme ça, cette scène a quelque chose de louche… »  Bref, il a fallu que je sois vu pour voir moi-même. Ça clochait sérieusement ce plan de Craker Jack.

J’ai remonté mon linge et je me suis enfui. Bon, ça va. Il n’y a pas eu de suite et j’ai gardé ça pour moi. Je savais, il savait que je savais et je savais que quelqu’un d’autre savait que nous savions. Ça me suffisait.

Toujours est-il que plus tard, au cours l’année suivante, alors que ma mère m’embrassait avant de dormir, il a fallu que je lui demande bien sérieusement de ne plus recommencer.

– Maman, j’aimerais que tu dises au frère Turcotte qu’il n’a pas besoin de vérifier si je me lave le pénis.

– Euh… Attends… Quoi?

Je lui ai tout déballé. Inutile de vous dire qu’elle était en beau saint torvisse du nom de la vierge. Elle a téléphoné au camp, motivée par une sainte colère. Pas du genre à laisser passer. On l’a rassurée. Ben oui, il était comme ça, ce vieux cochon. Tout le monde savait. Personne ne disait rien. C’était comme ça. Que voulez-vous?

J’adorais ce camp. J’insistais pour y retourner. Ma mère a fini par accepter. Avec mon cousin, qui était blond comme une proie à vieux pervers, nous avions trouvé tous les trucs pour l’éviter. Avec d’autres jeunes, qui savaient eux aussi, nous en rigolions presque. Nous le contournions toujours, nous connaissions ses trucs. Ce n’est plus jamais arrivé. C’était devenu un gag. Genre « Échappe pas ton savon dans la douche si le frère Turcotte est là! » Quelque chose du genre.

Alors ça vous va? Bon, je sais, c’est un peu léger. Pas la même chose, vous me direz. Mais est-ce que je peux parler un peu? Suis-je admis? C’est quand même une agression non rapportée, non? Je veux dire… Vous n’allez pas me dire que ce n’est pas une agression sexuelle? Avec tous les motifs connus, la communauté qui protégeait le vieux cochon qu’il fallait accepter comme tel. Un peu plus et on nous disait de ne pas porter des shorts devant lui. Bon, tout y est il me semble, non?

Ai-je gagné le droit de parole?

C’est vrai que je suis un gars. Allez… Je sais que vous ne me croyez pas. Il dit ça pour bien paraître, pour détourner le débat, que vous vous dites sans doute.

Et surtout, je ne connais pas cette peur de me faire enculer.

Vous avez raison. Un peu. Mais quand même…Pas de me faire enculer, mais la peur. La peur du père qui n’a qu’une fille, une seule -je pourrais en avoir six, ça ne changerait rien, mais je mets l’emphase. Le père qui n’a qu’une fille donc. Puis-je vous parler de ma trouille du nom de dieu de tous les enfers? Avec tous ces colons du machin qui arpentent tous les recoins des intimités, j’ai peur en sacrament! Peur pour elle, peur pour ma blonde, peur pour moi, égoïstement, mais pas seulement, de ne pas être celui qui fait encore plus peur pour casser les jambes et le crâne de ceux qui pourraient leur toucher un seul poil du coude contre leur volonté.

J’ai été agressé et j’ai peur. En sacrament.  Puis-je vous dire un mot?

Ça va, le test est positif?

Ok, je vous dis un mot.

Comme vous tous, j’ai observé depuis quelques jours cette éruption du volcan à propos des agressions non dénoncées. Je me suis fermé la gueule. Il fallait du silence pour comprendre. « Ta yeule ducon, écoute, pour une fois. »

Volcan. J’utilise ce mot à escient. Comme quelque chose qui dort longtemps et qui finit par exploser en coulées de laves. Des centaines de femmes ont des histoires à raconter, des histoires pas jolies, qui dorment en dedans. Il fallait que ça sorte et je ne vais certainement pas dire au volcan de faire éruption en suivant un code de déontologie.  Ça sort comme ça sort. Tant mieux. Je le dis sans ironie.

Mais il n’y a pas que ça. Oui, le volcan. Mais mettre le feu aux demeures en se disant qu’anyway le volcan va tout brûler? Vraiment?

Aujourd’hui, via un groupe étudiant militant sur les médias sociaux, c’était trois noms de profs de l’UQAM qui étaient lancés sur la place publique. Plus tôt cette semaine, un blogue obscur, les Hyènes en jupon, sortait des noms. Des collègues, des gens que je connais, même un très près de moi. Ricochet, un média alternatif progressiste, se faisait ramasser. Ah! Un vieux cochon présumé dont on ignore les crimes a engagé un autre vieux cochon! Quelle bande de vieux cochons non? Imaginez-vous donc, j’ai même vu ailleurs mon nom à moi! Qu’ai-je fait? On ne sait pas, mais il est suspect, lui, Jodoin. Il a déjà serré la main de Gab Roy, ça nous suffit! Et un tel, et encore un tel, et encore un autre. Je te nomme, tu es mort, ça me suffit et va chier. Et évidemment, on ne peut rien dire. Dans le contexte, protester, c’est plaider coupable.

Qui est le prochain? Allez. Je vais sortir des noms moi aussi. J’ignore qui, mais bon, une page facebook, un blogue, et hop! Dites-moi les noms que vous voulez y voir, je m’arrange avec le reste. Donnez-moi quinze minutes.

Tout cela au nom d’une justice -Justice, dis-je-  participative et réparatrice. Chacun y va de son accusation, récoltant quelques likes pour la forme et le jury s’est prononcé.

Oser dire que ça va trop loin, un peu quand même? Patriarcat qu’on nous répond avec un point d’exclamation. Nous ne nous tairons plus! C’est un combat, une révolution!  Ferme ta yeule, on a raison.

Attendez un peu là…

Ne voyez-vous pas, dans cette mouvance, une sorte d’hyper-libéralisme? Une manière de dire -et d’accepter- que les vices privés contribuent au bien public? Qu’accepter toutes les accusations comme elles viennent au nom du bien commun, quitte à se tromper sans conséquence au passage, c’est un peu s’en remettre à une sorte de loi transcendante du marché de la dénonciation? Qui plus est, on se conforte dans une certaine méfiance envers les institutions. Le système judiciaire lui-même serait complice et il serait ainsi légitime de le contourner pour se faire sa propre loi. La présomption d’innocence? Une autre invention du patriarcat! Allez, au plus fort la poche et quelques likes et retweets valent bien un jury… Et un hashtag est somme toute un sorte de société de droit. Non?

Entendre la voix de femmes, comprendre la crainte, la rumeur, le bruit qui porte une immense détresse, il faut le faire, avec sérieux. Je ne dis pas sérieux pour faire chic. Je dis sérieux parce que c’est sérieux.

Mais accepter que cette cause sérieuse, qu’il ne faut jamais banaliser, puisse se complaire dans la légèreté quand il s’agit d’émettre un doute ou d’évoquer une remise en question, c’est tout bonnement accepter une forme de banalisation. Bah, pas grave, sauve-qui-peut, chacun pour soi.

Espérons que dans la lave figée du volcan, dans les débris, nous trouverons des corps enlacés. Il faudra fouiller, mais ça vaut la peine.

ac#TOD#riov#TA#niodojs