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« On peut rire de tout mais pas avec tout le monde. »

1980-85 MORLAIX

Une question revient systématiquement lors des foires d’empoigne qui marquent l’actualité et que l’humour est en jeu : peut-on rire de tout?

Cette question en résume plusieurs autres qu’on voit apparaître au gré des interventions à ce sujet : est-ce que tout est permis en humour? Est-il possible d’aller trop loin? Si oui, quelle est donc la limite? Peut-on fixer une frontière morale à la moquerie?

Bien évidemment, dans l’urgence de l’actualité depuis quelques jours, dans la foulée des attentats au Charlie Hebdo, la question revient toutes les minutes et est presque devenue un problème de politique nationale et internationale.

Pour se fixer un étalon afin d’apporter une réponse, une citation, attribuée à Pierre Desproges, est presque toujours mise de l’avant : « On peut rire de tout mais pas avec tout le monde. »

Il y aurait donc une limite. De tout, oui, mais…

Dans bien des cas, cet énoncé est utilisé de manière tout à fait erronée. On semble vouloir faire valoir que la limite est atteinte lorsque certains se sentiront offusqués s’ils sont présents ou s’ils sont mis au fait des propos humoristiques. Il s’agirait, en quelque sorte, de garder l’humour dans un cercle fermé où nous pouvons rigoler entre nous.

Cette interprétation erronée reviendrait à dire: Vous pouvez rire de tout, mais seulement avec ceux qui trouvent ça drôle, ce qui serait une limite tout à fait inacceptable.

D’où vient donc cet énoncé qui fait désormais office de dicton et comment pouvons-nous le comprendre?

Cette citation de Desproges n’existe pas comme telle en une seule phrase. Il s’agit en quelque sorte d’une synthèse d’un de ses fameux réquisitoires du Tribunal des Flagrants Délires, une émission de radio satirique diffusée sur France Inter entre 1980 et 1983.

Le 28 septembre 1982, alors que l’émission reçoit Jean-Marie Le Pen, Desproges propose une réflexion sur le rire et pose d’emblée deux questions pour introduire son propos.

Premièrement, peut-on rire de tout?

Deuxièmement, peut-on rire avec tout le monde?

Il continue ensuite avec un texte qui est depuis passé à l’histoire, notable pour sa subtilité et qui a été lu et relu par tous ceux qui s’intéressent aux questions d’humour. Je le retranscris ici (vous pourrez trouver la vidéo à la fin de ce texte)

À la première question, je répondrai oui sans hésiter (…)

S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous? Est-ce qu’elle ne pratique pas l’humour noir, elle, la mort? Regardons s’agiter ces malheureux dans les usines, regardons gigoter ces hommes puissants boursouflés de leur importance, qui vivent à cent à l’heure. Ils se battent, ils courent, ils caracolent derrière leur vie, et tout d’un coup, ça s’arrête, sans plus de raison que ça n’avait commencé et, le militant de base, le pompeux PDG, la princesse d’opérette, l’enfant qui jouait à la marelle dans les caniveaux de Beyrouth, toi aussi à qui je pense et qui a cru en Dieu jusqu’au bout de ton cancer, tous, nous sommes fauchés, un jour, par le croche-pied de la mort imbécile et les droits de l’homme s’effacent devant les droits de l’asticot. Alors, quelle autre échappatoire que le rire, sinon le suicide? Poil aux rides?

Donc, on peut rire de tout, y compris de valeurs sacrées, comme par exemple, le grand amour que vit actuellement le petit roi inamovible de la défense passive, ici présent. Elle s’appelle Marika, c’est la seule Aryenne au monde qui peut le supporter, ce qu’on comprendra aisément quand on saura qu’il s’agit de la poupée gonflable en peau de morue suédoise que sa tata Rodriguez lui a envoyée de Lisbonne en paquet fado.

Deuxième question : peut-on rire avec tout le monde?

C’est dur… Personnellement, il m’arrive de renâcler à l’idée d’inciter mes zygomatiques à la tétanisation crispée. C’est quelquefois au-dessus de mes forces, dans certains environnements humains : la compagnie d’un stalinien pratiquant me met rarement en joie. Près d’un terroriste hystérique, je pouffe à peine et, la présence, à mes côtés, d’un militant d’extrême droite assombrit couramment la jovialité monacale de cette mine réjouie dont je déplore en passant, mesdames et messieurs les jurés, de vous imposer quotidiennement la présence inopportune au-dessus de la robe austère de la justice sous laquelle je ne vous raconte pas.

On comprend bien ici l’esprit qui habite Desproges dans cette tirade. Rire de tout? Mais certainement! Rien ne peut faire obstacle à l’humour qui ne devrait connaître aucune censure.

Mais il y a un malaise. Peut-on rire avec, disons pour l’exemple puisqu’il est déjà en scène, Jean-Marie Le Pen? Nous sommes ici devant un paradoxe, car cette journée-là, lors de la diffusion de l’émission radiophonique, Le Pen était bien là pour rigoler. Desproges lui dit d’une certaine manière que, oui, ils sont sans aucun doute une belle bande de comiques, mais qu’avec lui, il trouve pour le moins difficile de rigoler. Les deux premiers mots de sa réponse ne trompent pas : « c’est dur… ».

Dans un entretien avec Yves Riou et Philippe Pouchain tenu en décembre 1986 et publié aux Éditions du Seuil en 1998, Desproges revient sur ce fameux constat et sa réponse aux deux questions.

On t’a proposé de faire une mission à Moscou et tu as refusé. Pourquoi?

Quand Le Pen était venu au « Tribunal des flagrants délires », j’avais fait un truc sur le rire. Je partais d’une question : « Peut-on rire de tout? » La réponse est « oui », mais « peut-on rire avec tout le monde? », la réponse est « non ». Voilà la réponse à la question sur Moscou. Cela étant, je regrette de ne pas l’avoir fait. Il était question de charrier un peu les Moscovites, pas vraiment méchamment. Je voulais faire des choses anodines, du genre aller dans la foule devant le tombeau de Lénine, faire la queue avec les gens et demander au type qui est devant : « Qu’est-ce qu’on joue? »… Voir la réaction des Moscovites de base devant ce genre de pitreries. Ça aurait pu être assez rigolo!(1)

À la lecture de ces lignes moins connues que celles de son réquisitoire, on a l’impression que Desproges propose une interprétation un peu différente de ce qui allait devenir l’adage que chacun reprend aujourd’hui. En effet, il semble ici nous dire qu’il aurait été impossible de faire des blagues avec les habitants de Moscou, qui n’auraient selon lui pas l’esprit à rire. Peut-être, mais ce ne serait pas suffisant et pour le comprendre, il faut se reporter encore une fois au réquisitoire où nous pouvons lire : « C’est quelquefois au-dessus de mes forces, dans certains environnements humains : la compagnie d’un stalinien pratiquant me met rarement en joie. »

Autrement dit, c’est plutôt Desproges lui-même qui n’a pas eu envie d’aller rire avec les Moscovites. Il n’est pas inutile de souligner au passage qu’au cours de ces entretiens et à d’autres occasions Desproges a souvent insisté sur son dégoût du culte communiste. Il est bel et bien question de «pratique» au sens de pratique religieuse dans son texte. Or, les dévots convaincus n’entendent pas à rire de leur culte. Comment alors rigoler avec eux?

Nous pouvons déjà dégager les paramètres de cette maxime qui impose à l’humour une certaine limite.

Elle se résume à une question que chacun doit se poser : Avez-vous vraiment envie de rigoler avec eux? De quoi rient ceux qui rient?

Vous rigolez des noirs. Est-ce que les racistes rient avec vous?
Vous rigolez des juifs. Est-ce que les néonazis rient avec vous?
Vous rigolez sur le viol. Est-ce que les violeurs rient avec vous?

Et ainsi de suite.

Si la réponse est oui, vous vous plantez.

On se repose alors la question : avez-vous vraiment envie de rigoler avec ces gens-là?

En somme, est-il comique de les voir rire, tous ces gens qui rient?

La réponse ne vise pas ceux qui ne rigoleront pas, desquels il ne faut supporter aucune limite, mais bien ceux qui rigoleront, qui marquent en quelque sorte la frontière du comique. Voulez-vous vraiment rigoler avec tout le monde?

C’est en ces termes que cette idée de Desproges nous permet de réfléchir sur les limites de l’humour : qui faites-vous rire, au juste?

Par exemple, toujours dans ces entretiens avec Desproges, on le questionne sur son fameux sketch intitulé on m’a dit que des juifs se sont glissés dans la salle (voir la vidéo plus bas). Sa réponse laisse à réfléchir : « Oui, d’ailleurs, les antisémites ne rient pas dans ce sketch, et les juifs se sentent obligés de rire ».

Voilà qui donne à réfléchir. Alors qu’on fait de l’humour sur le dos des juifs (on peut rire de tout), les antisémites ne rient pas (mais pas avec tout le monde).

Certes, il ne s’agit ici que de cette maxime forgée par la pensée de Desproges, elle ne fait pas office de dogme incontournable, mais elle nous convie à une réflexion, si tant est qu’on la prenne au sérieux, sur les possibles limites de l’humour. Ces limites ne visent pas tant ceux qui n’entendent pas à rire que ceux qui rient. Pourquoi rient-ils?

Il faudra revenir sur cette question. Est-il possible, par exemple, qu’à l’écoute des gags de Dieudonné, ce fût la droite identitaire, limite négationniste, qui riait? Est-il possible que face à certaines caricatures, ce fût les dévots du Front national qui pouffaient de rire? Si oui, pouvons-nous envisager que ces gags aient raté leurs cibles? Il ne s’agirait pas de jeter la pierre ou de déclarer qu’une blague mérite la peine de mort au nom d’un culte ou d’une idéologie, mais plutôt de se demander qui on fait rire au juste?

Sans aucun doute, il s’agit d’une limite personnelle que nous nous imposons à nous-mêmes : avec qui avez-vous envie de rire? Il est toujours possible que la réponse soit: « avec tout le monde, et tant pis pour ceux qui ne comprennent pas ».

Cette question, chacun y répondra pour lui-même. Il n’est pas question de jeter les bases d’un code de déontologie en humour. Il demeure cependant qu’elle mérite d’être posée, d’autant plus que les conséquences actuelles de quelques gags semblent dépasser, et de loin, les simples vertus de l’humour.

Vidéo,  Pierre Desproges, Tribunal des Flagrants Délires, 28 septembre 1982. Invité : Jean-Marie Le Pen

Vidéo,  Pierre Desproges, On m’a dit que des juifs se sont glissés dans la salle.


1) DESPROGES, Pierre, La seule certitude que j’ai c’est d’être dans le doute, Entretiens avec Yves Riou et Philippe Pouchain, Paris, Seuil 1998.