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Débat à Bazzo.tv: Adil Charkaoui et la défense Chewbacca

C’est un objet médiatique bien curieux qu’on nous a offert jeudi soir sur le plateau de Bazzo.tv à Télé-Québec. On nous avait annoncé un débat entre Fabrice de Pierrebourg, coauteur du livre Djihad.ca et Adil Charkaoui, qui refuse depuis quelque temps toute présence télévisuelle à moins que ce soit en direct, donc sans montage. Un moment rare, donc, car les émissions de télévision qui offrent une telle possibilité ne sont pas légion.

Si ce n’est pas déjà fait. Je vous encourage vivement à écouter ce segment, disponible sur le site de Télé-Québec, avant de poursuivre la lecture de ce billet. C’est un prérequis.

Le téléspectateur est sans doute sorti un peu ahuri de cet exercice qui semble n’avoir mené nulle part. On n’aura pas appris grand-chose. Toutefois, en écoutant Charkaoui argumenter et se faufiler dans ce débat, j’ai pu contempler une des plus belles illustrations de la défense Chewbacca.

De quoi est-il donc question?

On doit à l’émission South Park l’origine de cette expression qui sert à désigner un procédé argumentatif qui consiste à se défendre en soutenant une thèse qui n’a rien à voir avec l’objet de la discussion en cours. Dans l’épisode Chef Aid, on retrouve l’avocat Johnnie Cochran’s, connu pour avoir défendu O. J. Simson, dans une affaire loufoque de droits musicaux. Or, au lieu de plaider la cause sur le fond, il entreprend plutôt de discourir sur Chewbacca, Wookie de la planète Kashyyyk dans le récit de Star Wars. Pour le plaisir, regardons cet extrait classique de cette populaire émission satirique. Je vous mets ici la version française. Vous trouverez la version originale sans difficulté.

 

En philosophie, nous parlons de l’ignoratio enlechi, ou ignorance de la réfutation. En clair, il s’agit de tout bonnement ignorer ce qu’on doit prouver à son interlocuteur pour tenter de le confondre en lui démontrant autre chose.

Or, c’est précisément la méthode qu’emploie Adil Charkaoui dans ce débat. Je vous propose ici une exégèse de ce moment télévisuel afin de repérer où apparaît ce bon vieux Chewbacca et comment il se présente dans le discours de Charkaoui.

[AC] Adil Charkaoui
[MFB] Marie-France Bazzo
[FdP] Fabrice de Pierrebourg.

Commençons à 2 min 38 s lorsque Marie-France Bazzo demande À Charkaoui ce qu’il a pensé du livre de Fabrice de Pierrebourg.

[AC] Cet ouvrage est problématique, vraiment, à bien des égards.

[MFB] Pourquoi?

[AC] Je vous dirais, je viens de le lire et j’ai été choqué. C’est du Bugingo, mais sans le talent de François. Vraiment.

[MFB] Soyez plus explicite

[AC] Je m’explique, en lisant ce livre, je commence moi-même à avoir peur de fréquenter Montréal. (…) Vous citez énormément de faits, par contre vous les tronquez les faits.

[FdP] Non, je ne les tronque pas.

[AC] Bon, on va le démontrer. On a 15 minutes mais on va le démontrer.

En ce qui me concerne, vous me citez à 42 reprises. On a fait passer votre livre version électronique dans un logiciel d’analyse de texte. C’est 42 reprises. M’avez-vous parlé? Vous dites, vous faites du terrain, des entrevues, c’est écrit dans le préambule (…)

La discussion se poursuit alors dans une suite de propos pour le moins confus qui n’ont, dans tous les cas, aucun rapport avec des faits qui seraient tronqués. On se demande plutôt à quel moment et dans quel contexte Fabrice de Pierrebourg a bien pu rencontrer Charkaoui pour le citer 42 fois.

Remarquez ici où se trouve le fameux Chewbacca. Alors que l’interlocuteur nous annonce qu’il va rectifier ou infirmer des faits, il s’emploie plutôt à démontrer que grâce à un logiciel d’analyse de texte (ce qui est, soit dit en passant, une sorte d’appel à une technologie irréfutable, ce qui est assez bidon) il a pu compter un nombre de citations. Quels sont les faits tronqués dont on voulait nous parler? On n’en saura rien. Or, on faisait valoir que 15 minutes, c’était très court pour une telle démonstration et le temps s’écoule cruellement.

On passe ensuite à une question de Charkaoui à propos de documents de cours cités par Fabrice de Pierrebourg. Encore ici, une discussion confuse est engagée. Elle durera trois longues minutes sans que l’on comprenne au juste à quoi on veut en venir. Charkaoui nous parle d’une faute déontologique journalistique grave, mentionnant une décision de la juge Tremblay-Lamer qui ne serait pas suffisamment citée dans le livre. Quatre longues minutes s’écoulent et aucun fait qui se trouve dans l’ouvrage ne sera rectifié. Tout ça pour nous mener à une question qui sort tout bonnement de nulle part.

[AC] Est-ce que vous avez écrit dans le livre qu’en 2014, monsieur Charkaoui est devenu citoyen canadien, si tout a été signé par l’honorable Stephen Harper? Est-ce que vous l’avez écrit?

[FdP] Je suis bien content pour vous. Mais c’est quoi le rapport?

[AC] L’avez-vous écrit?

[FdP] Mais c’est quoi le rapport?

On assiste alors à une foire d’empoigne, chacun se renvoyant la balle sans grande conséquence sur la qualité du débat, pour finalement parvenir à la première affirmation factuelle avancée par Charkaoui. Elle s’énonce ainsi :

[AC] En 2014, j’ai obtenu ma citoyenneté sous un gouvernement conservateur champion de la loi et l’ordre et vous ne l’avez pas écrit.

Nous sommes exactement à la 9e minute de ce segment télévisuel. On n’a toujours aucune idée de ce qui peut bien se trouver dans le livre qui pourrait être inexact et provoquer un débat entre Charkaoui et Fabrice de Pierrebourg. Ce dernier n’a pas réussi à placer un mot, ou presque.

Mais voilà. Chewbacca est encore apparu et il est vraiment très imposant. Il en impose. J’espère que vous l’avez repéré, car Il occupe toute la pièce. Je vous le donne en mille : Il n’est pas écrit dans ce livre qu’Adil Charkaoui a obtenu sa citoyenneté sous un gouvernement conservateur dirigé par Stephen Harper et que, en plus, ce dernier est champion de la loi et l’ordre.

Effectivement, ce n’est pas écrit dans ce livre. On vient d’en faire la démonstration. Il n’est sans doute pas écrit, non plus, qu’Adil Charkaoui aime peut-être le lait de soya ou qu’il apprécie les crêpes au sirop.

Voilà qui est prouvé hors de tout doute. Malheureusement, ce n’est absolument pas l’objet de la discussion et ce n’est pas du tout ce qu’on souhaitait démontrer.

Il reste alors très peu de temps pour passer au prochain thème de la conversation proposé par Marie-France Bazzo. Parlons de ces fameux jeunes soupçonnés d’avoir voulu rejoindre le djihad qui ont fréquenté le centre communautaire Islamique de l’est de Montréal dont Charkaoui est le président. Posons donc quelques questions : que répondez-vous à ce père qui vous a accusé de semer la haine dans le cœur des jeunes? Il dira ne pas connaître sa fille. Que répondez-vous alors à des jeunes qui arrivent au centre avec un discours radical?

C’est à ce moment que Chewbacca va revenir en force.

[AC] Marie-France, il y a un problème au niveau de l’éthique journalistique, Monsieur (de Pierrebourg) n’est pas venu dans ce centre. Ça a un rapport, je vais vous répondre. S’il était venu, il va voir qu’il y a une séparation entre les hommes et les femmes.

[FDP] Ah bon?

[AC] Oui, vous n’êtes pas venu. Premièrement. Deuxièmement, toutes nos activités sont publiques, sur Facebook, sur notre site, tout est public, vous pouvez rentrer, assister au cours (…)

Et voilà, par cet habile procédé, un autre épisode de confusion est instauré, de Pierrebourg tentant de placer un mot et de relancer avec quelques questions auxquelles Charkaoui continuera de répondre par toutes sortes de choses qu’on aurait oublié de mentionner en parlant de lui. Et le temps, puis-je le préciser à nouveau, continue de passer.

Mais quelle était donc la question au juste? Parlions-nous de l’opacité d’une page Facebook ou du caractère public des activités? Voulions-nous savoir si de Pierrebourg avait déjà assisté à des leçons dans ce centre Islamique?

Non. Nous voulions savoir ce que Charkaoui peut bien dire aux jeunes qui pourraient être tentés par le radicalisme. Manifestement, nous ne le saurons pas.

De Pierrebourg tentera un dernier essai. Essayons une autre approche :

[FdP] Qu’est-ce que vous répondez à ces parents dont les enfants ont disparu depuis des mois? Et qui vous accusent? Qu’est-ce que vous leur répondez? Eux ils ont besoin de savoir.

[AC] Les parents m’accusent?

[FdP] Oui, ils disent que vous semez la haine.

[AC] Faites-vous la distinction entre accusations et allégations?

 Ahah! Ce coquin de Chewbacca est encore là! Plus discret, un peu moins grognon et menaçant, mais toujours prêt à aider. Je comprends que la question initiale vous intéressait, mais pourrions-nous, à la place, réfléchir sur des notions de vocabulaire. Alors? Est-ce que le mot allégation est synonyme d’accusation? Il faudrait bien vider cette question une fois pour toutes un jour, alors pourquoi pas maintenant?

Nous sommes à la moitié de la 12e minute et Chewbacca doit nous quitter. Pour le peu de temps qu’il reste à ce débat, on n’aura plus besoin de lui. Il a fait ce qu’il devait faire, soit confondre l’auditoire. À peu près tout le monde autour de la table semble fatigué et, sans doute, le téléspectateur l’est aussi. C’est qu’il est fort au combat et plutôt résistant, ce Chewbacca! On se rend bien compte qu’on n’en viendra pas à bout facilement.

Au cours de la journée, j’ai vu plusieurs intervenants soutenir qu’il aurait mieux fallu ne pas inviter Charkaoui à la télévision afin de s’épargner ce genre d’exercice un peu lourd. Je ne suis pas d’accord. Au contraire. Un tel moment télévisuel illustre à la perfection le procédé argumentatif utilisé par bien des fraudeurs intellectuels. Encore faut-il fournir aux téléspectateurs les outils nécessaires pour bien comprendre de quoi il s’agit.

Et après tout, qui refuserait un moment de télé mettant en vedette Chewbacca? C’est un de mes personnages de fiction préférés. J’espère que maintenant, vous saurez le reconnaître vous aussi et l’apprécier autant que moi!