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Opinion, kayfabe et lutte médiatique

J’apprenais récemment, en lisant la biographie en bande dessinée du Géant Ferré signée par Box Brown, une notion qui m’était tout à fait étrangère.

Dans le monde de la lutte professionnelle, « l’idée selon laquelle le public doit croire que les combats sont réels s’appelle kayfabe, un mot qui veut dire “suspension consentie de l’incrédulité”, “adhésion volontaire au mensonge”. Si un lutteur admet ouvertement qu’un combat de lutte n’est pas vraiment un vrai combat, il rompt cette convention tacite avec le public. » 1

Plus jeune, j’adorais la lutte professionnelle. Cette mise en scène me fascinait. Les commentaires d’Édouard Carpentier à la télévision, qui nous entraînait dans la crédulité avec émotion — croyez-moi, ça fait très très mal! — ça éveillait chez moi une curiosité totale et un solide enthousiasme. Match après match, je me régalais. On aurait pu en passer mille d’affilée, je serais demeuré rivé au téléviseur.

Cette notion de kayfabe, m’est revenue à la mémoire il y a quelques jours. J’observais du coin de l’œil un match de lutte médiatique comme je les aime bien. Sur le même ring, se disputant le titre de champion du monde, Marc-André Cyr — qui est désormais poète extrême pour le site web Ricochet — et Richard Martineau — chroniqueur fâché au Journal de Montréal — m’offraient le même genre de divertissement.

Ça ne vous dit peut-être rien si vous n’êtes pas adepte de ce genre de performances, mais ça vaut bien quelques lignes. Pour une fois que je vous parle de sport.

Tout a commencé avec Marc-André Cyr qui signait en février dernier la notice nécrologique de Richard Martineau. Un texte violent par son insignifiance. Rien de bien grave si on ne tient pas compte du crime littéraire qu’on nous donnait à lire. Bon, dans cette poésie, Martineau était donné pour mort avec tout ce qui vient avec. De manière plutôt pompeuse, car l’auteur, qui revendique aussi le titre d’universitaire engagé, appuyait sa démarche sur cette morale en la servant comme une soupe froide à son adversaire :

« Lorsqu’une personne manque trop d’intelligence pour répliquer à un raisonnement rationnel par un autre, elle se doit de caricaturer la position de son adversaire, histoire de la rabaisser à un niveau qui lui est intelligible. »

Coquin de sort, c’est en fait ce que Marc-André Cyr a démontré en moins de mille mots. En somme, s’il s’agissait de servir des arguments valables pour démonter les prétentions de Richard Martineau, ce texte était sans doute le meilleur exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Au moins, si ça avait été joli… Mais même pas. C’était nul. Comme l’écrivait à l’époque un de mes bons contacts virtuels : « une chronique nécrologique écrite par un intellectuel mort-né. C’est un comble. »

Peu de gens à l’époque ont eu vent de cet exercice de style sans conséquence. Et après tout, le manque de talent n’est pas un crime. Et c’est tant mieux, on engorgerait les tribunaux. Il y a bien eu Lise Ravary pour répliquer qu’un tel texte dépassait les bornes, mais bon. Media as usual. Bowie n’est quand même pas mort de ça, on passe à autre chose.

On aurait enterré cette histoire si la FPJQ n’avait pas annoncé qu’elle tiendrait demain, afin de célébrer la liberté de presse, une soirée où Marc-André Cyr sera invité à débattre d’une question très sérieuse : « L’opinion est-elle devenue une source de désinformation? »

Ça, c’est la totale et depuis l’annonce de l’événement, Richard Martineau a sauté un sérieux plomb et une douzaine de boulons. Il ne décolère plus. La très sérieuse FPJQ aurait selon lui invité un type qui aurait souhaité sa mort et porté atteinte à son intégrité. Il serait indigne d’une telle invitation.

C’est ici que commence le match de lutte. Richard est monté dans les câbles sur toutes les tribunes possibles, allant jusqu’à inviter ses auditeurs à téléphoner à la FPJQ pour crier leur indignation.

Si tant est qu’une telle chose soit possible dans le monde de la lutte, essayons d’être sérieux une minute. Le texte de Cyr n’était rien d’autre qu’une insignifiance inusable, garantie à vie. Il semble vouloir, depuis peu, se lancer dans la poésie satyrique. Il signait en octobre dernier une autre œuvre de son cru avec la même plume. Une fable de poulailler à propos de Bock-Côté, qu’il appelle sans relâche le dindon nerveux et envers qui il semble entretenir une monomanie malsaine. Encore une fois, ce n’est pas illégal, mais disons que n’est pas Lafontaine qui veut, c’est le moins qu’on puisse dire. Et pour dire un peu plus, il est étonnant qu’un type qui se présente comme historien des mouvements sociaux n’ait appris nulle part que le seul résultat tangible de l’insulte adolescente c’est de faire applaudir les esprits faibles.

Et c’est ainsi, en observant le spectacle de ces deux lutteurs, que la notion de kayfabe m’est revenue à l’esprit.

Ce match de lutte médiatique illustre à merveille la « suspension consentie de l’incrédulité ».

À observer les mouvements de ces deux protagonistes, Martineau et Cyr, il faut mettre en veilleuse le doute naturel pour accepter de croire en un combat qui serait réel par convention. Ils sont le recto et le verso de la même pièce de monnaie, dans la même économie. L’un fait une grimace immense pour faire lever la foule et crier sa force légendaire, l’autre arrive par-derrière avec une prise bidon. Ah le lâche! Douleur, sueur, ahhh! je souffre! On hue le méchant, on applaudit le gentil. Mais surprise! Ahah! Retournement! C’est le gentil qui est finalement méchant! Je n’ai peur de rien moi, salaud! Il sort une chaise en toc et va la briser sur le crâne de son adversaire. Quel dénouement!

En exergue de la biographie du géant Ferré, que je vous recommande chaudement par ailleurs, Brown cite les mots de Roland Barthes tirés d’un des textes les plus remarquables de ses Mythologies, Le monde où l’on catche.

« La fonction d’un catcheur n’est pas de gagner, c’est d’accomplir exactement les gestes qu’on attend de lui. »

Oublions ces deux lutteurs du clavier pour la suite. Je leur souhaite une belle carrière. Hulk Hogan a connu de bons moments de télé-réalité. Chacun son destin.

Je reprends la question que se posera demain la FPJQ : l’opinion est-elle devenue une source de désinformation?

Sans doute, oui, trop souvent. Dans la mesure où, comme les lutteurs, certains saltimbanques de l’opinion tentent inlassablement d’accomplir exactement les gestes qu’on attend d’eux pour faire réagir la foule en leur faveur, c’est bien évidemment de la désinformation. C’est l’essence même du kayfabe : provoquer une adhésion volontaire au mensonge.

Comprenez cependant que si vous invitez un lutteur pour en discuter, il vous dira que tout cela est bien réel. Et n’en doutez pas, l’arbitre est lui aussi dans le coup.

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[1] Box Brown, André le Géant – La vie du Géant Ferré, La Pastèque, 2015, 240 pages.