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Mike Ward et Jérémy Gabriel: une décision inquiétante

La décision est tombée cette semaine. Mike Ward a été reconnu coupable de discrimination envers Jérémy Gabriel par le Tribunal des droits de la personne. Depuis, on a pu lire quelques réactions, pas nécessairement feutrées, qui tournent inlassablement sur des critères esthétiques et moraux. On se demande surtout si Mike Ward a été trop méchant envers une personnalité qui ne mériterait pas de telles moqueries. Bref, se moquer d’un enfant handicapé, ce n’est pas très glorieux, même assez lâche, et tant pis pour le débat sur la liberté d’expression. Il n’a eu que ce qu’il mérite et classons l’affaire. Ça suffit les grossièretés.

Voilà pour la morale et l’esthétique, mais il me semble que pour mieux comprendre la nature de cette affaire et ses possibles conséquences, on doit bien lire le jugement et saisir le test juridique qui a permis de déclarer Ward coupable. Ce test est évoqué par le juge Scott Hugues au paragraphe 78.

[78] Il y a discrimination au sens de l’article 10 de la Charte lorsque sont réunis les trois éléments suivants :

1. une distinction, exclusion ou préférence,

2. fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 10 de la Charte, et

3. qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à une pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne.

Pour référence, relisons ce que mentionne l’article 10 de la Charte.

Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

Ces trois questions représentent, comme je le disais, le test juridique auquel on doit soumettre la cause de Jérémy Gabriel afin de déterminer s’il y a bel et bien eu discrimination.

Il est assez facile de répondre à la première question. Effectivement, Mike Ward a « distingué » Jérémy Gabriel. Il l’a choisi afin de l’inclure dans ses blagues, tout comme sa mère d’ailleurs. Disons d’emblée que lorsqu’on fait le choix de se moquer de telle ou telle personne, inévitablement, on la distingue de toutes les autres. C’est vrai pour Jerémy Gabriel, Gaétan Barette ou PK Subban.

La seconde question est plus complexe. Est-ce que Jérémy a été distingué par Mike Ward à cause de son handicap? Ça pourrait sembler évident à première vue. Mais c’est tout le contraire d’une question simple, car on peut y répondre de plusieurs façons. Relisons l’analyse du jugement qui se trouve aux paragraphes 91 à 93. C’est moi qui souligne.

[91] Ces propos au sujet de Jérémy sont tenus dans le contexte d’un numéro d’humour intitulé « Les Intouchables » dans lequel plusieurs autres personnalités publiques sont écorchées, notamment sur la base de leur apparence physique. Ce qui distingue Jérémy des autres personnes visées par monsieur Ward dans son numéro est le fait que les caractéristiques physiques mentionnées par monsieur Ward sont liées à son handicap ou à l’utilisation d’un moyen pour pallier un handicap.

[92] D’autre part, dans une capsule diffusée sur le Web qui met en scène Jérémy en tant que personnage, monsieur Ward qualifie ce dernier de « pas beau qui chante ». Il fait aussi référence au fait que la bouche de Jérémy ne ferme pas au complet. Du même souffle, le personnage de Jérémy enchaîne en disant : « C’est une opération que j’aurais aimé avoir, mais ça l’air que j’aimais mieux mettre tout mon argent dans le char sport que ma mère a acheté. Faque là moi je suis pogné avec ma petite boîte de son sur la tête, ma gueule qui ne ferme pas pis un livre assez moyen merci. » Ces propos ont un lien avec le handicap de Jérémy.

[93] Le Tribunal précise qu’il n’a pas compétence pour juger des propos possiblement diffamatoires de monsieur Ward quant à la façon dont madame Gabriel a administré les sommes perçues par son fils dans le cadre de ses activités professionnelles. Cependant, dans le passage cité précédemment, le Tribunal note un lien entre les soins reçus par Jérémy, les moyens utilisés pour pallier son handicap et les insinuations de monsieur Ward quant à la façon dont madame Gabriel aurait utilisé l’argent de son fils.

C’est dans ce passage précis du jugement que se trouve tout le cœur du litige. Car dire que Jérémy Gabriel a été choisi, distingué par Mike Ward, spécifiquement parce qu’il est handicapé, m’apparaît insuffisant et injuste. Évidemment que ce qui distingue cette jeune personnalité du monde du spectacle, c’est son handicap, mais pas simplement au sein du sketch de Mike Ward. Nonobstant ce sketch, Jérémy Gabriel est distinct d’à peu près toutes les personnalités connues du Québec précisément à cause de son handicap.

Plus encore, c’est même cette spécificité qui lui vaut sa renommée. S’il est connu, c’est bien à cause de son exploit, soit celui d’être atteint du syndrome de Treacher Collins, d’être ainsi né sourd et d’avoir pu malgré tout, grâce à une prothèse auditive, apprendre à chanter. C’est spécifiquement la raison pour laquelle il a pu chanter pour le pape Benoit XVI, lors d’un match des Canadiens de Montréal au Centre Bell ou avec Céline Dion à Las Vegas. Il faut bien reconnaître que s’il ne faisait que chanter comme il chante, Jérémy Gabriel serait un inconnu. Son principal exploit, qui lui vaut une certaine renommée, c’est d’abord et avant tout d’être handicapé et d’avoir surmonté ce handicap. C’est ainsi qu’il se vend et qu’il se présente au public. Sans handicap, il n’y a pas, sur la place publique, de Jérémy Gabriel et on ne se moquerait pas de lui puisqu’on ignorerait tout bonnement son existence.

Autrement dit, toute la « carrière » artistique de Jérémy Gabriel est en lien avec son handicap et, en somme, se moquer de lui comme personnalité publique, c’est inévitablement faire un lien avec son handicap. Ainsi, il m’apparaît beaucoup plus juste de dire que si Jérémy Gabriel a pu prendre place au sein d’un sketch de Mike Ward, c’est à cause de la nature publique de son cheminement artistique qui est, je le répète, intrinsèquement liée à sa condition. Ce qui le distingue, en définitive, c’est d’abord d’être connu. Il y a fort à miser que Mike Ward ne se serait pas moqué devant tout le monde d’un pur inconnu simplement à cause de son handicap.

Reste la troisième question, celle qui concerne les effets de ces moqueries. Est-ce que les propos de Mike Ward ont pu compromettre « le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne ». Sur ce point, comme le tribunal a déjà tranché la seconde question, c’est uniquement l’aspect « discriminatoire » qui sera retenu. Le juge ne croit pas que les propos de Mike Ward ont pu compromettre la carrière artistique de Jérémy Gabriel ou qu’ils ont été à l’origine de toutes les moqueries que ce dernier a pu endurer. C’est encore moi qui souligne.

[116] En somme, à la lumière de l’ensemble de la preuve, le Tribunal conclut que les propos de monsieur Ward en lien avec le handicap de Jérémy n’ont pas altéré sa réputation professionnelle aux yeux de la communauté artistique, des organismes de bienfaisance et des communautés religieuses. Par contre, le Tribunal considère qu’en exposant Jérémy à la moquerie en raison de son apparence physique caractérisée par son handicap, monsieur Ward a porté atteinte, de façon discriminatoire, au droit au respect de la réputation de ce dernier. Cela dit, le Tribunal ne croit pas que monsieur Ward soit à l’origine de toutes les moqueries dont Jérémy a pu être victime en raison de son apparence. Le Tribunal reviendra sur cette question au moment d’évaluer le préjudice subi par Jérémy.

Comme on peut le voir, tout, ou presque, repose donc sur cette fameuse notion de discrimination. Le tribunal n’a pas retenu les arguments voulant que les propos de Mike Ward aient pu nuire à la carrière artistique de Jérémy Gabriel ou aient pu, à eux seuls, l’exposer aux moqueries.

Autrement dit, dans une cause au civil, où on aurait évalué les dommages découlant de propos diffamatoires, la cause de Jérémy Gabriel serait apparue beaucoup moins solide. C’est bel et bien parce que nous sommes ici devant le Tribunal des droits de la personne, qui retient le critère de la discrimination comme faute suffisante en vertu de l’article 10 de la charte, que Mike Ward a été sanctionné.

Oublions Mike Ward une seconde

On peut penser bien des choses à propos des blagues de Mike Ward. On peut aussi beaucoup aimer Jérémy Gabriel et considérer qu’il n’est pas très élégant de se moquer de lui. Mais comme le souligne le juge Scott Hugues dans la première phrase du jugement : « les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût ».

La question qui ressort, face à ce jugement est la suivante : est-ce que se moquer d’une personnalité publique, qui est connue spécifiquement parce qu’elle est handicapée, est discriminatoire?

Pensons par exemple à un caricaturiste qui voudrait peindre les traits de Jérémy Gabriel à un moment ou l’autre de l’actualité. Inévitablement, il devrait grossir les attributs physiques, les amplifier, mettre l’emphase sur son physique qui sort de l’ordinaire. C’est tout l’art de la caricature. Il pourrait aussi exagérer au possible la dimension de son appareil auditif, le transformant en grosse enceinte acoustique et tant de choses encore.

Si une telle chose devait se produire, on devrait trancher, à la lumière de ce jugement, qu’il s’agirait aussi d’une forme de discrimination. Le caricaturiste aurait évidemment « distingué » Jérémy Gabriel de toutes les autres personnalités publiques sur la base de son handicap. Or, il faut le redire, sans son handicap, Jérémy Gabriel ne serait pas une personnalité publique qui prendrait part à l’actualité.

Et il faudrait convenir que puisqu’il y a discrimination, il doit y avoir sanction.

Il faut bien le voir, en suivant ce raisonnement, il faudrait tout simplement conclure qu’il est tout bonnement interdit de se moquer de Jérémy Gabriel ou de le caricaturer, peu importe la manière dont on s’y prendrait.

Oublions aussi Jérémy et son handicap une seconde. Comme on peut le lire dans l’article 10 de la charte des droits et libertés du Québec, plusieurs autres notions sont mentionnées: la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge, la religion, les convictions politiques, la langue et l’origine ethnique ou nationale.

Imaginons donc notre caricaturiste fictif dessinant une personnalité publique connue pour ses convictions religieuses ou politiques — au même titre qu’une autre peut être connu à cause de son handicap. Imaginons même un sketch assez grossier sur un leader religieux ou une personnalité politique. Devrions-nous conclure que, puisqu’on évoquerait inévitablement la croyance religieuse ou les convictions politiques pour se moquer, il y aurait de facto discrimination qui mérite sanction? Lorsqu’on se moque, par exemple, de PKP et son poing levé, on le distingue bien évidemment à cause de ses convictions politiques.

C’est en cela que ce jugement apparaît dangereux et pose plusieurs questions difficiles qui dépassent de loin la sympathie qu’on peut avoir envers Jérémy Gabriel ou l’antipathie qu’on peut entretenir envers Mike Ward.

On peut regretter que ces questions soient posées pour la première fois dans une cause où la noblesse de la blague n’est pas exactement au rendez-vous. Mais on ne peut balayer sous le tapis les problèmes importants que cette affaire soulève pour des raisons strictement esthétiques ou morales.

En ce sens, il m’apparaît tout à fait sain que Mike Ward porte la cause en appel. Si ce jugement devait être le dernier mot de l’affaire, des périls réels pour la liberté d’expression seraient à craindre.

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