Une question. Avez-vous une opinion sur l’opinion? Est-ce qu’il y a trop d’opinions? Vous en pensez quoi de l’opinion?
Car de l’opinion, convenons-en, on en a tout un camion. Ça circule sur nos routes, ça bloque le trafic, ça encombre la voie publique. Vous pensiez aller rouler, peinards, pour voir le paysage et rigoler un peu entre amis, paf, vous tombez sur un convoi d’opinions qui vous bloque le chemin.
Dans toutes ces opinions sur l’opinion, il y en a une qui revient systématiquement comme les saisons : la tour de Radio-Canada pencherait vers la gauche.
C’est ce qu’avançait Stephen Harper en février 2015 dans une entrevue accordée à Nathalie Normandeau et Éric Duhaime. C’est ce que ce dernier répète depuis des années, dénonçant l’utilisation de fonds publics pour financer un vaste complot syndicalo-gauchiste.
On pourrait en discuter. Pourquoi pas? Pas seulement à gauche, mais souvent, sans doute. La soirée est encore jeune fait de l’humour de gauche. Guy A. Lepage ne me semble pas particulièrement ambidextre. Cela dit, j’ai toujours sourcillé face à ces constats à l’emporte-pièce. La gauche et la droite ne sont qu’une polarisation d’époque. Naguère, c’était la question nationale, qui nous revient un peu cachée sous un burkini ces jours-ci. On reprochait à Radio-Canada d’être un nid de séparatistes et, en même temps, un média de propagande fédéraliste. Allez donc trancher.
Hier, c’était l’omni-commentatrice Lise Ravary qui ressautait dans ce ring. Dans un billet intitulé « La radio de la gogauche », elle reprenait tous les lieux communs entendus mille fois sans grande conséquence.
Qu’on veuille répéter mille fois la même chose, ce n’est pas très grave. Dans les musées d’art brut, on trouve beaucoup de ces œuvres créées par répétition, avec une certaine obsession et, ma foi, c’est souvent assez joli.
Le problème, ce n’est pas une opinion répétée une fois de plus, mais bien le fait qu’on en profite encore pour induire les lecteurs en erreur. On manipule, on twiste, on confond la tronçonneuse et le scalpel tout en se prétendant chirurgien. Bref, d’accord pour l’opinion, mais la question fondamentale demeure : de quelles informations disposent les lecteurs et auditeurs afin de pouvoir participer au débat d’idées qu’on leur impose?
Lise Ravary, donc, nous fournit dans son texte un cas d’école qu’on pourrait enseigner dans un cours sur l’éducation aux médias.
Je la cite (c’est moi qui souligne) :
Encourager l’expression publique d’opinions différentes et divergentes constitue la seule garantie contre le totalitarisme. Qui d’autre qu’un diffuseur public pour faire cet important travail citoyen?
De plus, c’est la loi. La politique canadienne de radiodiffusion demande à Radio-Canada « dans la mesure du possible, d’offrir au public l’occasion de prendre connaissance d’opinions divergentes sur des sujets qui l’intéressent ».
S’il ne s’agissait pas de la radio d’État, financée par nos impôts, je garderais cette réflexion pour mes soirées entre amis.
Les médias privés ont le droit de choisir une ligne éditoriale qui plaît à leurs cibles. La plupart se cantonnent au centre, sauf à Québec, où l’on aime des radios qui font bing bang boom. Rien de mal à cela.
Source: http://www.journaldemontreal.com/2016/09/04/la-radio-de-la-gogauche
Notez bien la citation entre guillemets, avec comme seule source « c’est la loi ». Cette phrase, sortie de nulle part sans que le lecteur soit guidé vers une source lui permettant de saisir la provenance et le contexte, est ici présentée comme s’il s’agissait d’une directive spécifique à Radio-Canada. La loi? Et quelle loi, d’abord?
La suite du texte renforce cette impression en marquant une distinction entre Radio-Canada, un radiodiffuseur public national et les « médias privés ».
Or, quiconque se donnant la peine de chercher un peu pourra découvrir que cette phrase se trouve au point 3.1 de la Loi sur la radiodiffusion qui concerne l’ensemble du « système canadien de radiodiffusion ».
Tel que stipulé dans cette loi, ce système de radiodiffusion est « composé d’éléments publics, privés et communautaires » et « utilise des fréquences qui sont du domaine public».
La phrase que cite Lise Ravary s’adresse donc à toutes les entreprises de radiodiffusion sans distinction et se lit dans le contexte suivant (c’est encore moi qui souligne) :
« La programmation offerte par le système canadien de radiodiffusion devrait à la fois, dans la mesure du possible, offrir au public l’occasion de prendre connaissance d’opinions divergentes sur des sujets qui l’intéressent. »
Il suffit de consulter la Loi à l’article 3.1 i) pour s’en rendre compte. C’est par ici: http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/b-9.01/TexteComplet.html
Ainsi, si Lise Ravary a lu la loi, comme elle tente de le faire paraître, elle ne peut pas ignorer que, contrairement à ce qu’elle laisse entendre, c’est bel et bien toutes les entreprises de radiodiffusion qui sont concernées par cet encouragement à mettre en onde des divergences d’opinions. Je parle ici d’encouragement, car l’emploi du conditionnel et de la formule dans la mesure du possible laisse entendre qu’il s’agit d’un idéal permettant de saisir l’esprit de la loi et non d’une obligation stricte et indiscutable.
On peut — et on doit — discuter du problème de la diversité des opinions sur les ondes publiques et des motivations des radiodiffuseurs en cette matière.
Mais ce faisant, si on en profite pour induire son lectorat en erreur afin de lui faire adopter une position qui ne repose que sur des approximations bancales, en citant partiellement des textes de loi de manière erronée sans indiquer de source, on fait exactement le contraire de ce qu’il faut faire si on souhaite vraiment alimenter un débat d’idées. Qui plus est lorsqu’on tente de dénoncer le biais des autres. On garde sciemment le lecteur dans l’ignorance, ne lui donnant pas les outils qui lui permettraient de comprendre les enjeux et éventuellement de prendre part à la conversation.
D’ailleurs, en passant, retenez ce conseil. Dès qu’on vous enfonce une citation entre guillemets sans source dans un texte, commencez à douter. Le plus souvent, c’est le signe d’une contrefaçon.
Avoir une opinion sur l’opinion, voilà sans doute un passe-temps intéressant. Mais ce hobby en cache un autre qui est en quelque sorte un prérequis : collectionner les faits. C’est un peu comme la cueillette des champignons, c’est très agréable, mais n’allez pas manger une amanite vireuse, très commune dans nos forêts. Apprenez à reconnaître les espèces toxiques avant toute chose. Ensuite, bon appétit, mais de grâce, vérifiez dans un bouquin avant de croquer ce que vous ramassez.