La peinture à numéros
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La peinture à numéros

Il y a des textes, comme celui-ci, où je me demande, devant la page blanche, par où je pourrais bien commencer. Je vais vous parler de mon enfance, tiens, si ça peut détendre l’atmosphère.

Lorsque j’étais enfant, donc, on m’avait offert un ensemble de peinture à numéros. J’adorais ce truc. Il y avait sur des cartons des formes numérotées qu’il suffisait de remplir avec la couleur qui se trouvait dans un petit pot portant le bon numéro.

C’était facile et sans risque. Pour se tromper, il fallait être un peu con. C’est écrit 14 sur le carton et le pot numéro 14, c’est la peinture verte. Tu comprends, il suffit de ne pas dépasser la ligne. À chaque case sa couleur, et hop! voilà, tu ne t’embêtes pas trop. Il s’agit de suivre une règle simple, d’obéir.

J’ai su beaucoup plus tard, alors que je me promenais dans une exposition avec mon père, que l’expression «peinture à numéros» était utilisée de manière péjorative dans le milieu des arts, justement parce que c’est facile et sans risque. C’est un procédé banal qui va de soi.

Je n’ai pas vu le spectacle SLĀV qui a fait grand bruit au cours des dernières semaines et je ne le verrai pas de sitôt puisqu’il a été retiré de l’affiche. Je suis depuis une quinzaine d’années le travail de Betty Bonifassi, chanteuse que j’ai découverte en 2003 avec le succès Belleville rendez-vous, chanson thème du film d’animation Les triplettes de Belleville. Un immense tube signé par Ben Charest, sauce swing tzigane. J’ai suivi sa carrière, depuis, dans ses explorations. Une femme solide, originale, qui ne marche pas dans les sentiers battus. Une défricheuse.

Je n’ai pas vu SLĀV, donc, mais je n’ai pas manqué une seconde de l’opéra tragi-comique qui s’est joué devant le théâtre et partout dans les médias depuis le premier soir.

Le tableau d’ouverture portait un titre sans équivoque: Retirez de la scène ce spectacle raciste.

Je sais… Vous allez me dire qu’il y avait autre chose dans le programme de beaucoup plus important que le titre. Vous allez me dire qu’il aurait fallu faire mieux, qu’on aurait pu discuter, établir un dialogue, entamer une conversation, se tendre la main, aller prendre l’apéro, tenir compte de l’avis de monsieur Untel ou de madame Machin ou mieux encore de toute la communauté noire pleine et entière d’un seul coup. J’ai bien lu tout ça, ça va, j’ai compris.

Mais ce titre, quand même, relisons-le ensemble: Retirez de la scène ce spectacle raciste.

À partir de là, je vais vous avouer que vous m’avez grandement étonné. J’ai été stupéfait de constater à quel point vous êtes nombreux à vouloir faire de l’aquaforme dans un bénitier. De la nage synchronisée même, chacun connaissant par cœur les mouvements des autres, tentant d’atteindre la perfection pour le salut de nos âmes.

Trêve de natation, je vais pour ma part me mettre au plongeon. Allez, je saute, tête première, pour vous dire que devant une telle sommation à se taire, il n’y a qu’une seule réponse possible: non.

Il n’y a rien à négocier. On ne retire pas un spectacle sous prétexte qu’il ne répond pas à telle ou telle règle esthétique ou morale. On le critique, on le dénonce, on le boycotte, on en crée un autre pour lui répondre, mais on ne retire pas un spectacle de la scène, pas plus qu’un livre des librairies.

Personne ne semble avoir pris la pleine mesure de ce dilemme qui mène à un cul-de-sac dont on discute ces jours-ci. On nous dit que puisqu’ils n’ont pas amorcé le dialogue qu’on leur réclamait, parce qu’ils n’ont pas eu l’attitude souhaitée par quelques-uns, on peut très bien s’accommoder de faire taire des artistes.

Par ailleurs, nous sommes depuis le début de cette saga devant un grand mystère. Avec qui aurait-il fallu dialoguer, au juste? Avec Will Prosper, qui considère que Maka Kotto est un «nègre de service», ou avec Kattia Thony, cette interprète haïtienne qui prenait part avec fierté au spectacle et que Maïtée Labrecque-Saganash, dans un élan de justice sociale sans doute, a qualifiée de «token noire» anonyme dans une récente chronique? Qu’est-ce à dire? Il y aurait de bons et de mauvais noirs? Certains qu’il faudrait écouter et d’autres qu’on devrait considérer comme de simples jetons? Qui devrais-je choisir, dites-moi?

Et en s’imaginant que cette grande conversation à laquelle on les invite aurait pu avoir lieu, au terme de celle-ci, si des artistes devaient choisir de ne pas tenir compte de l’opinion des uns ou des autres, faudrait-il pour autant y voir une raison suffisante pour les faire taire?

À vous entendre, il suffirait de choisir le bon numéro pour appliquer la bonne couleur au bon endroit. Ce serait une simple question de respect, ai-je pu comprendre. Nous n’aurions qu’à obéir à certaines règles de base.

C’est pourtant tout le contraire de la simplicité, car les bonnes réponses sont multiples.

Nous pouvons très bien imaginer que toute cette grande conversation sociale qui apparaît nécessaire puisse se faire en même temps que Betty Bonifassi interprète des chants d’esclaves avec qui elle le souhaite, tout comme feu Dédé Fortin dansait le gumboot avec sa bande, cette danse créée par des mineurs noirs d’Afrique du Sud durant l’Apartheid. J’oserais même parier que la liberté artistique est une condition essentielle et nécessaire à la progression d’une société plus juste et que partout où on a tenté de suspendre la première pour obtenir la seconde, on a perdu les deux, toujours.

Je vais miser là-dessus et permettez-moi, dans ce pari, de considérer que les individus ne sont pas que de simples jetons de couleur.

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