BloguesLe blogue de Dalila Awada

Portrait d’une tragédie

Dans ce contexte des plus agité, je ne sais trop comment rédiger ces lignes, je ne veux pas répéter des formules creuses que l’on connaît déjà. Je l’ai déjà écrit, des fois, quand on a un profil donné et que ces nouvelles arrivent comme un coup au visage, les mots manquent, il est plus sécuritaire de se vautrer dans le silence. Les sujets qui gravitent autour de ce genre de tragédie sont comme une balade sur des champs minés. La rupture est profonde et réelle entre Islam et islamisme, mais ça ne m’intéresse pas non plus de faire jouer cette phrase en boucle à chaque fois qu’un drame survient. Surtout pour les victimes. Leurs familles et leurs amis ne font probablement pas d’un cours de théologie leur priorité pendant qu’ils vivent leur deuil ou leur traumatisme. Pendant que ceux qui étaient ne sont plus là. Leur mémoire mérite certainement plus.

Le 7 janvier aux premières lueurs matinales, j’avais la furie aux entrailles, terrassée par l’impuissance face aux amis qui pleurent leurs amis. L’urgence me prend de dire qu’il y a un nécessaire défrichage à faire, pour mieux comprendre même si tout semble incompréhensible, pour mieux prévenir la haine et la violence de nos espaces. L’envie de gueuler plus fort que les fanatiques, parce qu’il y en a marre des détraqués furieux et assassins, qui prennent en étau tous les autres, quand ils colportent quelques mots en arabe pendant qu’ils déciment. Signature ultime leur garantissant un accès aux premières loges du succès et de la survisibilité médiatique.

Nous savons dans les moindres détails comment le crime a été perpétré et par qui. Mais pour expliquer pourquoi, on se rabat à répéter que c’est à cause des caricatures publiées dans la revue. Je ne crois pas que ces gestes violents ont un fondement exclusivement religieux, ni même complètement politique; le gars qui tue de sang-froid n’est pas ébranlé outre mesure par un dessin. C’est encore plus primaire et en même temps encore plus complexe que ça. Il y a des causes folles qui naissent comme des modes, amenant des illuminés, qui profitent d’une condition d’instabilité qui est la leur, à se croire au-dessus de la mêlée, s’accrocher à l’idée qu’ils sont intouchables, qu’ils pourraient dépérir en prison et que ça ne serait pas grave, parce qu’ils ont une cause. Des causes d’âmes altérées par le goût de la mort, d’âmes consumées en mal de sensations. Je sais, on a l’impression de revivre les mêmes épisodes, ça a tellement été dit il n’y a pas si longtemps, mais il faut se le répéter. Pour ne pas sombrer. Nous tous. Et pour ne pas trop s’haïr.

Et là, la partie minée, celle que l’on veut dire mais qu’on tasse du revers de la main, faute de mots consensuels et de moyens efficaces. Au-delà des slogans tape-à-l’œil, pour la liberté d’expression et contre le terrorisme, il y a le terrain et les espaces de tous à aseptiser des inégalités sociales, économiques et politiques, qui sont les terreaux bouillonnants du recroquevillement et de la haine. L’affirmer n’est pas une manière de déresponsabiliser les criminels, loin de là, mais pour espérer éradiquer un phénomène pathologique, faut se donner le droit de réfléchir sur les structures en place et ne pas se contenter du prêt-à-penser que nous fournissent les fast-thinkers, formule simpliste et alarmiste qui, trop souvent, satisfait la logique médiatique.

Par ailleurs, je n’ai pas passé à travers tout l’éventail de caricatures de Charlie Hebdo et je n’ai pas l’intention d’y plonger, ni d’en faire le procès.  Puisque le sujet est sur toutes les langues, autant spécifier qu’à mon sens, refuser l’auto-dérision n’est pas une grande qualité. Mais comment un humour épineux, valsant avec les excès, peut cohabiter avec des rapports de pouvoir aussi inégaux entre les groupes d’individus? L’humour se reçoit, mais peut aussi se subir. Il existe certainement des standards raisonnables pour qualifier un édito imagé ou écrit de raciste et/ou de sexiste mais porter un regard sur l’ensemble du travail effectué plutôt que de se restreindre à quelques éléments, donne l’heure de façon plus juste. Surtout, à aucun moment ça ne donne carte blanche pour de telles représailles, un massacre à bout portant, merde. Tout le monde s’entend, c’est du sens commun de base. Alors encore une fois, pourquoi? La question pend, sans être insoluble.

Cet épisode douloureux agrippe à la gorge, il marquera les esprits encore longtemps, mais ça va prendre plus qu’une semaine de gros titres pour préserver concrètement la liberté d’expression de tous, s’articulant dans des médiums diverses, sur papiers ou dans les rues. Pas cette liberté d’expression fade, qui plaît aux dominants, aux décideurs, aux gros portefeuilles et qui alimente les hiérarchies humaines. Faut pas se leurrer, les divisions ne profitent qu’aux politiques abusives déjà en place ou à celles qui aspirent à l’être. De même qu’elles profitent aux zélés de tous bords, ceux qui ne jurent que par soi et que par le rejet de ce qui n’est pas soi.

Quand ces drames surviennent, dans les décombres de l’horreur, jaillit un point de départ propice à l’action. La solidarité en trame de fond, pour mettre à profit les forces des uns et des autres, apaiser et éjecter d’un front commun, toujours d’un front commun, tout ce qui attise la haine. Loin des dichotomies identitaires et essentialisantes. Ça apparaît comme le principal facteur ayant un pouvoir de résorption puissant dans les temps frigides.

Enfin, aujourd’hui je ne peux parler de liberté d’expression sans mentionner Raif Badawi et les géants qui le laissent croupir. Peut-être trop occupés à se pavaner dans des marches, bras dessus, bras dessous, qui sait. Raif est coupable d’avoir exprimé des opinions dissidentes, il est emprisonné depuis 2012 à Djedda et a subit vendredi passé le début de sa sentence. Mais sans grand étonnement, les demandes molles de libération restent sans suites concrètes. La capacité et la rapidité d’action sont sordidement amenuisées par les relations diplomatiques et surtout par les intérêts financiers. Des coups de fouets et l’emprisonnement? Bof, pas une priorité. Vivre d’amour du pouvoir et d’hydrocarbures frais.

Et j’espère bien qu’on peut encore tout critiquer, parodier, l’audace au bout des doigts, loin de la rectitude morale et politique. Si c’est de l’ordre de l’impossible que de prédire et prévenir tous les drames, au moins nous pouvons nous nourrir de solidarités et de luttes, ce sera notre pied-de-nez à toutes les mares écarlates, physiques et symboliques, qui prennent vie dans la division.