Au moment où la planète entière était « consternée » par la démission de Joseph Ratzinger de ses fonctions de pape pour cause de fatigue (le Saint-Esprit se serait-il donc trompé ???), les darwiniens s’apprêtaient à souligner le 204e anniversaire de naissance de Darwin, ce 12 février.
Encore aujourd’hui, 154 ans après sa découverte de la loi de la sélection naturelle, une majorité d’Américains rejettent ce qui est aujourd’hui considéré comme un fait largement démontré. La difficulté qu’éprouvent la plupart des croyants à accepter la théorie darwinienne de l’évolution ne provient pas d’une difficulté à en comprendre la mécanique mais d’une contradiction fondamentale et irréconciliable entre cette théorie et l’idée d’un monde créé Dieu.
On trouve encore aujourd’hui de nombreux ouvrages de publication récente qui soutiennent que Darwin était agnostique. Publiquement, il soutenait en effet être agnostique. Il ne pouvait guère s’afficher athée dans la société victorienne de l’époque sans subir l’opprobre de la bourgeoisie et voir ses travaux être discrédités. Il voulait aussi éviter de froisser son épouse très croyante. Mais il a soutenu tout autre chose dans sa correspondance privée et dans son Autobiographie.
Occulter l’athéisme de Darwin peut être parfois commode ; si le découvreur de la loi de la sélection naturelle était agnostique, il n’y aurait donc pas de contradiction à soutenir cette théorie tout en étant croyant. Mais la méprise sur l’athéisme de Darwin est due au fait que la première édition de son autobiographie en 1882, cinq ans après sa mort, a été largement censurée par sa femme Emma Wedgwood qui voulait taire l’athéisme de son mari. Ce n’est qu’en 1958 que leur petite fille, Nora Barlow, publiera une version non expurgée de l’Autobiographie.
Voici quelques citations tirées de cette Autobiographie qui montrent l’abandon du christianisme puis du déisme.
« En fait, je ne parviens guère à voir comment quelqu’un pourrait souhaiter que le christianisme fût vrai ; car s’il en est ainsi, le langage pur et simple du texte semble indiquer que les hommes qui ne croient pas, et cela inclurait mon père, seront éternellement punis. Et c’est là une doctrine condamnable. »
Le problème de la souffrance, à laquelle tout être vivant est soumis, avait déjà érodé la foi du naturaliste qui en vint à rejeter le plan divin. Dans une lettre au botaniste américain Asa Gray, il écrit :
« J’avoue que je n’arrive pas à voir aussi clairement que les autres la preuve de la conception intelligente et de la bienveillance dans tout ce qui nous entoure. Il y a pour moi trop de malheur dans le monde. Je n’arrive pas à me persuader qu’un Dieu bienveillant et omnipotent pourrait avoir conçu les Ichneumonidés avec l’intention délibérée qu’ils se nourrissent du corps de chenilles, ou qu’un chat devrait jouer avec les souris. »
Ses propres travaux ont mis fin à son questionnement existentiel :
« Le vieil argument d’une finalité dans la nature, qui me semblait autrefois si concluant, est tombé depuis la découverte de la loi de la sélection naturelle. »
La citation suivante tirée de son Autobiographie montre une incroyance totale et assumée:
« Ainsi, l’incrédulité m’envahit-elle très lentement, mais aussi très sûrement. Cette évolution fut si lente que je ne ressenti aucun angoisse, et je n’ai jamais douté, depuis, une seule seconde de l’exactitude de ma conclusion. »
Darwin a aussi mis en garde contre l’éducation religieuse dispensée aux enfants en bas âge.
« Ne sous-estimons pas la probabilité que l’éducation, inculquant aux enfants la croyance en Dieu, puisse produire un effet puissant et peut-être héréditaire sur leurs cerveaux encore malléables, et que se débarrasser de la croyance en Dieu leur serait aussi difficile que, pour un singe, de se débarrasser de la peur instinctive du serpent. »
Sur ce point, Darwin a été visionnaire. On ne fait aujourd’hui que commencer à découvrir cette flexibilité cérébrale et les marques que l’éducation peut laisser notamment en modifiant l’expression génétique par méthylation de l’ADN. On pourrait aussi voir dans cette citation un germe du concept de mème développé par Dawkins et qui s’applique très bien à la religion.
Le hasard et Dieu : incompatibilité
La théorie darwinienne de l’évolution est incompatible avec la croyance religieuse parce qu’elle accorde un rôle déterminant au hasard dans la mécanique évolutive alors que toute religion soutient que la vie suit un chemin voulu et tracé par Dieu. Certains croyants, qui prétendent accepter la théorie de l’évolution, pratiquent l’aveuglement volontaire sur ce point crucial et soutiennent que l’évolution a été voulue par Dieu ou même que le hasard a été placé dans les lois de la nature par Dieu lui-même. C’est la position incohérente qu’a adoptée le Vatican et que l’on peut qualifier de « créationnisme évolutionniste ».
Darwin a aussi fait preuve d’une lucidité étonnante pour l’époque en attribuant aux autres animaux des émotions semblables à celles des humains et même des habiletés proches de notre anthropomorphisme. Dans La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, il rapporte une anecdote où son chien aboyait lorsqu’un parasol était agité par le vent et interprète ainsi la situation : le chien a « raisonné d’une façon rapide et inconsciente, et déterminé qu’un mouvement sans aucune cause apparente indiquait la présence de quelque agent vivant étranger ». Il rapproche cette réaction animale de nos dispositions qui nous font imaginer des agents derrières les faits naturel, ce qui génère des croyances religieuses :
« Les mêmes hautes facultés mentales qui ont tout d’abord poussé l’homme à croire à des esprits invisibles, puis qui l’ont conduit au fétichisme, au polythéisme, et enfin au monothéisme, devaient fatalement lui faire adopter des coutumes et des superstitions étranges tant que sa raison est restée peu développée. »
Pour Darwin, la religion est ainsi un épiphénomène de notre disposition à voir des agents là où il n’y en a pas. Il avait ainsi tracé le programme moderne de l’étude évolutionniste de la religion 140 ans avant que ce programme ne prenne forme au cours des années 1990 et qui situe la religion dans le prolongement de nos habiletés psychosociales.
(Une version plus longue de ce texte est parue sur le site des Libres penseurs athées, 12 février 2013)
Sur le même sujet :
« Darwin et l’immortalité de (l’idée de) Dieu», Daniel Baril, Le Devoir, 28 avril 2007
La grande illusion ; comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, Daniel Baril, éditions MultiMondes, 2006.
Bonjour M. Baril,
Merci pour cet intéressant article.
En prime pour souligner la fécondité et la puissance explicative dans de très nombreux domaines de la théorie darwinienne de l’évolution : Les mondes darwiniens : l’évolution de l’évolution
Bonjour Daniel,
Je trouve très positif d’attirer les lecteurs sur l’intérêt de lire, relire et faire lire l’Autobiographie de Charles Darwin.
Je ne te cacherai pas que j’ai tiqué sur deux points.
D’abord sur l’accroche.
La référence ajoutée (par rapport au papier initial) aux catholiques romains ne me paraît d’aucune utilité et je ne me suis pas senti confortable à penser que certains lecteurs pourraient inférer que tels les adeptes de n’importe quelle (autre) religion les darwiniens célébreraient tous les ans l’anniversaire de leur prophète, l’Aïd Darwin en quelque sorte… je ne te dis pas que c’était ton intention, je me contente de te faire la remarque de mon inconfort passager.
Le second point est que tu me parais avoir changé d’ordre quand tu reproduis cette citation effectivement très instructive (et omise dans la première édition de l’autobiographie, suite à une demande d’Emma) suivant laquelle, pour les enfants, « se débarrasser de la croyance en Dieu leur serait aussi difficile que, pour un singe, de se débarrasser de la peur instinctive du serpent ». Cette intuition de Darwin, car à l’époque cela ne pouvait être guère qu’une intuition, est brillantissime. Réactiver à cette occasion l’hypothèse « mèmes » de Dawkins ; cela se discute mais pourquoi pas. Par contre interpréter ce constat de Darwin comme une « mise en garde contre l’éducation religieuse dispensée aux enfants en bas âge » me paraît trahir la pensée de l’auteur (ou en tout cas lui prêter des intentions que nous ne sommes pas en mesure de prouver). Tu me sembles avoir franchi la frontière de Hume, si je peux me permettre, entre dire « ce qui est » (ce que fait Darwin en formulant son hypothèse) et évoquer « ce qui doit être » (ce que tu fais en (sur-)interprétant l’énoncé factuel de Darwin comme une mise en garde). Si je replace (c’est à mon tour d’inférer) cette « mise en garde » dans la perspective (politique, cette fois-ci) de Dawkins quand il assimile (dans the god delusion) l’instruction religieuse à une violence faite aux enfants, je pense que notre accord très large sur le diagnostique factuel (l’état de la science) ne se retrouve, la frontière de Hume passée, confronté à un désaccord politique. En effet, Dawkins reprenait à son compte les thèses d’Humphrey en écrivant que « les enfants ont le droit de ne pas avoir l’esprit embrouillé par des inepties et, en tant que société, notre devoir est de les en protéger. Ainsi, nous ne devons pas plus permettre aux parents d’apprendre à leurs enfants à croire, par exemple, à la vérité littérale de la Bible ou que les planètes règlent leur existence, que de leur faire sauter les dents à coups de poing, ou de les enfermer dans un donjon ». Je préfère quant à moi faire mienne la conclusion que Naud en tirait sur le site de l’association française pour l’information scientifique : « nous ne saurions accepter les mesures radicales proposées ici par Richard Dawkins ou ailleurs par Michel Onfray : faisons le pari de l’intelligence, assumons sans faux-fuyant et sans complaisance la libre confrontation des idées, et faisons en sorte, comme le suggère Ralph Wardo Emerson, que « la religion d’une époque constitue le divertissement littéraire de la suivante ». »
Mais que ces deux réserves n’occultent pas notre très large identité de vue sur le reste – comme aiment dire certains, ce qui nous sépare est moindre de ce qui nous rapproche -.
Je prends bonne note de ces remarques. Concernant la « mise en garde » à l’égard de l’enseignement religieux, ce que j’ai voulu exprimer est que l’on peut tirer, des propos de Darwin, une telle mise en garde. Il aurait été plus précis de formuler ainsi. C’est le métier qui rentre avec les risques de l’écriture rapide des blogues…