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Gauche, droite et laïcité: le républicanisme pour éviter les dérives

Appel à la gauche communautarienne à adopter l’approche républicaine de la laïcité pour éviter de sombrer dans le multiculturalisme suicidaire

Dans notre débat épique sur la laïcité,  la gauche communautarienne ou compassionnelle n’hésite pas à comparer le Parti Québécois à l’extrême droite française du Front national comme vient de le faire Andrés Fontecilla, cochef de Québec Solidaire et candidat Laurier-Dorion. La gauche communautarienne et la droite raciste sont tous deux coupables de dérives anti-laïques dues au relativisme culturel dont il font preuve.

Les arguments anti-laïcité, plus précisément ceux rejetant l’interdit de signes religieux par les employés de l’État, sont les mêmes des deux côtés de l’Atlantique. Le philosophe français Henri Pena-Ruiz, marxiste et membre du Parti de gauche (fondé par des dissidents du Parti socialiste), vient de porter à mon attention un texte qu’il vient de publier dans ResPublica, « journal de la gauche républicaine, laïque, écologique et sociale ». Cet article renvoie dos à dos les positions de la gauche communautarienne et de la droite lepeniste sur la laïcité qui est mal comprise des uns et instrumentalisée par les autres.

Je retranscris ici l’essentiel de cet article qui traite de l’interdiction des signes religieux ostentatoires par les élèves (loi de 2004) parce que les arguments collent tout-à-fait à notre débat sur la laïcité; il suffit de voir l’école publique dont il est question comme l’une des principales institutions de l’État. Les gras sont ajoutés.

LAÏCITÉ SCOLAIRE : UNE EXIGENCE D’ÉMANCIPATION
Henri Pena-Ruiz

Dix ans se sont écoulés depuis le vote de la loi issue des travaux de la Commission Stasi (1). Cette loi, destinée à mettre les écoles à l’abri des conflits d’appartenance religieuse en y interdisant les signes religieux ostensibles, a été salutaire. De façon efficace elle a dissuadé les divers prosélytismes de prendre l’école en otage. Aujourd’hui, sur le terrain, les revendications communautaristes sont très rares, voire inexistantes. […]

Quel est l’enjeu majeur du débat? C’est la fonction émancipatrice de l’école laïque. Une fonction essentielle pour les femmes, les victimes de l’homophobie, du racisme ou de la xénophobie, de la discrimination entre athées et croyants. […] Protéger l’Ecole des prosélytismes religieux quels qu’ils soient, aujourd’hui comme hier, c’est lui permettre de remplir sa fonction émancipatrice, non par une contrepropagande, mais par un travail de fond qui promeut le savoir et l’autonomie de jugement en chaque élève, et lui permet ainsi de résister aux impostures monstrueuses du racisme, du machisme, de la haine de l’autre en tant qu’autre.

Il faut évidemment combattre aujourd’hui ceux qui n’admettent la laïcité que tournée contre les citoyens de confession musulmane, comme l’extrême droite. Mais il faut également réfuter ceux qui feignent de croire qu’elle l’est effectivement, comme une gauche compassionnelle aveuglée par l’idée que toute exigence de discrétion et de neutralité dans la tenue, au sein de l’école, est liberticide.

Il faut aussi rappeler que la liberté de conscience ne peut être réduite à ce qu’on appelle improprement la « liberté religieuse », pas plus d’ailleurs qu’elle ne pourrait l’être à la « liberté athée ». Ces deux notions étranges brouillent un principe général en en privilégiant une version particulière. L’égalité de droits des divers croyants et des athées exclut tout privilège de reconnaissance institutionnelle de la religion. Celle-ci n’a pas à jouir d’un statut public alors que l’athéisme serait maintenu dans la sphère privée. Sauf à promouvoir une discrimination, comme en rêvent les lobbys religieux de la communauté européenne. D’un point de vue laïque, la liberté de conscience doit donc être la même pour tous, et seule l’égalité de traitement des options spirituelles garantit une telle exigence.

Après ce rappel des principes, une mise au point concernant la Loi de 2004. Celle-ci n’est pas une « loi sur le voile ». Il faut en finir avec cette appellation fausse  qui veut accréditer sa dimension discriminatoire. Ce n’est pas parce que l’extrême droite voudrait la réduire à cela qu’il faut la croire. Trêve de procès d’intention. Il suffit de se reporter au texte même de la loi pour savoir qu’elle concerne tous les types de signes religieux ostensibles. Un jeune homme qui voudrait porter dans l’espace scolaire une kippa ou la grande croix charismatique des Journées Mondiales de la Jeunesse chrétienne se heurterait à la même interdiction qu’une jeune fille voilée. […]

Quelle est la raison d’être de la loi de 2004 ? Nullement d’entraver la liberté d’expression de la foi, mais de la régler en fonction de la finalité de l’Ecole publique et du fait qu’elle est ouverte à tous. Cette finalité est le partage du savoir et de l’autonomie de jugement, en vue de l’émancipation. Cela requiert de la sérénité, incompatible avec le conflit possible des appartenances exhibées. Il s’agit d’organiser au mieux la coexistence harmonieuse d’élèves issus de traditions multiples et cela ne peut se faire si l’école se transforme en un lieu de manifestation. D’où une exigence de neutralité confessionnelle pour les élèves comme pour les professeurs, inséparables dans l’acte d’enseignement.

L’école n’est pas la société civile. Elle doit s’en affranchir dans toute la mesure du possible, pour faire vivre ensemble les élèves en les soustrayant aux conditionnements qui s’y produisent au nom d’identités collectives plus ou moins exacerbées par les dérives communautaristes. Elle doit également tenir à distance tout marquage propre à consacrer la domination d’un sexe. Comment l’Ecole peut-elle remplir son rôle émancipateur si elle est d’emblée soumise aux groupes de pression religieux et aux traditions rétrogrades qui s’exercent d’autant plus aisément que le jeune âge des élèves ne leur permet pas de leur résister ? […]

Dans les pays anglo-saxons, l’uniforme est de rigueur dans la plupart des établissements scolaires. Les juge-t-on liberticides pour autant ? Dans la France laïque, le souci de préserver les écoles publiques des conflits d’appartenance s’ordonne à la volonté d’y promouvoir ce qui peut unir tous les élèves dans une perspective d’émancipation. […]

L’école laïque n’est ni favorable ni hostile à la religion ou à l’athéisme. Elle s’abstient de prendre parti, ce qui ne lui interdit pas de porter à la connaissance des élèves, dans un souci de simple instruction, le contenu des religions et de l’humanisme athée. Sans prosélytisme, et avec une distance réflexive. Imaginons simplement un jeune croyant qui manifeste sa foi par un signe religieux ostentatoire, et rencontre un jeune athée qui arbore un tee-shirt où l’on peut lire en grosses lettres : « Dieu n’existe pas ». Nous ne sommes pas là dans l’expression dialoguée des différences, mais dans la confrontation provocante des appartenances, souvent réglée par des mimétismes identitaires.

Peut-on oublier que dans certains cas la retenue et la discrétion font partie de la civilité, et aussi de l’apprentissage d’une capacité de distance à soi ? Cette forme de liberté intérieure est un facteur de tolérance bien plus sûr que l’apologie de la manifestation débridée sans égard au contexte. Montaigne : il faut distinguer la peau et la chemise. N’exiger aucune distance à soi, c’est risquer de promouvoir le fanatisme. Comprenons-nous bien. Il ne s’agit pas d’aseptiser le lieu scolaire et d’y interdire toute réflexion sur les religions et l’humanisme athée. Mais le rôle de l’école est de promouvoir sans cesse l’approche réflexive et distanciée, le dialogue rationnel. Ce n’est pas de favoriser le choc des opinions et des postures impérieuses. L’école se doit de refuser en son sein toute logique de « choc des civilisations ». […]

Le rôle de l’école est d’impulser le processus de construction d’une citoyenneté éclairée. Elle ne peut donc créditer les élèves du même régime de liberté que les adultes majeurs. Au lieu de les enfermer ainsi dans leur assujettissement à des postures identitaires et aux manifestations religieuses ostensibles, il importe de leur faire pratiquer par l’étude et la réflexion une mise à distance qui n’a rien d’une négation, mais appelle une façon plus libre de vivre d’éventuelles appartenances. Comme il importe de leur donner accès à la biologie et à l’histoire, à la philosophie et à l’éducation physique et sportive, à rebours de tout obscurantisme au nom des religions.[…]

Malgré son nouveau discours le Front National n’est nullement laïque. Au Parlement européen, récemment, il s’est opposé de toutes ses forces à une proposition de loi d’une députée portugaise qui voulait étendre à toutes les femmes d’Europe le droit à la contraception et à l’avortement. Ainsi, l’hostilité rétrograde des trois monothéismes au découplage entre loi civile et norme religieuse s’est trouvée confortée. Etrange façon de défendre la laïcité que de souscrire à la sacralisation des préjugés patriarcaux ![…]

Une chose est claire, qui interdit de confondre la laïcité avec sa caricature : tout usage discriminatoire du recours à la laïcité contredit ce qui fonde et définit sa portée universelle, à savoir l’égalité et la liberté pour tous. On ne saurait donc tirer argument de cette attitude pour invalider la laïcité elle-même.

1. La Commission Stasi sur la laïcité dans la République, dont a été membre Henri Pena-Ruiz, a recommandé l’interdiction des signes religieux ostentatoires par les élèves.