Un État laïque ne peut imposer un enseignement neutre du fait religieux dans les écoles privées confessionnelles. Ainsi en a statué la Cour suprême du Canada dans son jugement sur la plainte du collège Loyola, une école privée anglocatholique unisexe pour garçons tenue par les Jésuites.
Le collège réclamait le droit d’enseigner le cours Éthique et culture religieuse (ECR) sous l’angle catholique plutôt que sous l’approche prétendument neutre du programme. Ce droit lui a été accordé (comment aurait-il pu en être autrement?) mais seulement pour les contenus catholiques du cours. Les contenus concernant les autres religions doivent être abordés selon l’approche prescrite par le programme.
Il s’en est fallu de peu pour que la Cour n’invalide totalement ce cours dans les écoles confessionnelles puisque trois juges sur sept sont d’avis que l’école devrait être en droit de donner en entier le cours ECR sous l’angle de la foi catholique. Qui peut en effet présumer des résultats si l’équipe de juges avait été complète, c’est-à-dire neuf au lieu de sept?
Imbrication de l’éthique à la religion
Un aspect du jugement ne manque d’attirer l’attention du lecteur attentif : chaque fois qu’il est question du volet éthique, la Cour suprême le présente toujours comme s’agissant d’éthique religieuse. Même si ce volet est censé être indépendant du volet religieux comme le prétend la littérature des concepteurs, jamais les juges majoritaires n’abondent dans ce sens dans leur phraséologie. Plus précisément, l’éthique autre que catholique est toujours qualifiée d’ « éthique d’autres religions », l’éthique humaniste demeurant invisible sous le radar.
Voici d’ailleurs comment ils présentent le cours :
« Le programme ECR a pour objectifs explicites la « reconnaissance de l’autre » et la « poursuite du bien commun ». Ces objectifs visent à inculquer aux élèves un esprit d’ouverture aux droits de la personne et à la diversité ainsi que le respect de l’autre. Pour réaliser ces objectifs, le programme ECR comprend trois volets : les religions du monde et le phénomène religieux, l’éthique et le dialogue. Ces trois volets sont censés se compléter et se renforcer l’un l’autre. » (page 6, emphase ajoutée)
Vous avez bien lu : à la lumière de son analyse du dossier, la Cour suprême conclut que le volet éthique est censé renforcer la religion alors que le volet religieux est censé renforcer l’éthique. Il y a imbrication des deux volets. Du côté de la mouvance laïque, c’est toujours ainsi que les choses ont été perçues malgré le discours officiel occultant ce biais. Cette réalité enlève toute crédibilité au cours et annule toute prétention à la neutralité.
Les trois juges dissidents estiment quant à eux que :
« Il n’y a rien d’inhérent aux objectifs du programme ECR (reconnaissance des autres et poursuite du bien commun) ou aux compétences qu’il vise à inculquer aux élèves (religions dans le monde, éthique et dialogue) qui exige que l’on adopte une démarche culturelle et non confessionnelle » (paragraphe 148).
Autrement dit, le fait qu’un enseignant oriente le contenu du cours par ses propres croyances religieuses n’empêche pas l’atteinte des objectifs du cours. Ce qui revient à dire que ces objectifs ne visent pas nécessairement la transmission culturelle et non confessionnelle du fait religieux. À moins que les juges n’aient rien compris. Mais si leur raisonnement est vrai pour une école privée confessionnelle, il l’est également pour une école publique supposément laïque. Ce cours ne met donc pas les élèves l’abri de la transmission d’une religion.
Ces trois mêmes juges estiment que l’approche non confessionnelle obligée forcerait les enseignants de Loyola, lorsqu’ils sont « confrontés à des positions qui heurtent de front la foi catholique […] à adopter une attitude de neutralité fausse et superficielle » (par. 156). Ou bien les enseignants croyants se font violence à eux-mêmes avec ce cours, ou bien les élèves ne seront pas longtemps dupes de positions non authentiques. Encore une fois, cela vaut quel que soit le statut public ou privé de l’école.
Retour en arrière
Bien qu’il ne s’applique qu’aux écoles privées confessionnelles, ce jugement risque donc d’avoir un effet psychologique non négligeable sur la posture professionnelle que peuvent adopter les enseignants de ce cours dans les écoles publiques. La pression en ce sens n’est pas qu’une vision de l’esprit. La Coalition pour la liberté en éducation, un lobby interreligieux opposé à la laïcité scolaire, n’a d’ailleurs pas tardé à demander que ce jugement soit aussi appliqué à toutes les écoles publiques au nom de l’équité… envers les croyants ! (à 1:22 de ce reportage de Radio-Canada)
À l’Assemblée nationale, la députée péquiste Nicole Léger a pour sa part déclaré que ce jugement représentait un «retour en arrière» fragilisant la déconfessionnalisation des écoles. C’est en fait le cours ECR lui-même qui a marqué un retour en arrière. Ce cours n’était demandé par personne du côté des minorités religieuses et des associations laïques. Il a été imposé par le lobby catholique ‑ héritier du Comité catholique ‑ comme compromis visant à maintenir de l’enseignement religieux à l’école. Sous le régime confessionnel, il était toutefois possible, en principe, d’éviter l’enseignement religieux en choisissant l’enseignement moral. Ce choix n’est plus possible dû aux fondements supposément neutres du cours ECR et tous les enfants sont maintenant soumis à un cours de promotion de l’identité religieuse.
Nous sommes ainsi revenus à la situation d’avant l’exemption de l’enseignement religieux qui prévalait dans les années 70.
Avec le cours ECR, l’État est allé jouer dans des plates-bandes qui ne sont pas les siennes, celles de l’appartenance religieuse. La seule avenue envisageable est de retirer le volet religieux de ce cours et d’enrichir le volet éthique par une approche favorisant la formation de la pensée critique. Quitte à ce que le fait religieux soit abordé dans les cours d’histoire lorsque nécessaire.
Et ultimement, abolir le financement public des écoles privées.
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Autre texte sur le même sujet: La lutte contre l’intégrisme passe par le retrait du cours ECR
En réplique à Georges Leroux sur Vigile.net: Pour contrer l’intégrisme, il faut déconstruire la pensée religieuse
On devrait apprécier — en tout cas, je l’apprécie — le fait que vous alliez décortiquer pour le lecteur plutôt laïque le jugement de la CS.
Quelques arguments de plus ne sont pas à négliger… car, il n’est pas facile d’être critique de l’ECR sans passer pour un laïciste fanatique ou simplement un vieux ronchon.
Bien des gens considèrent ce cours comme un progrès par rapport au choix ancien morale/cours de religion.
Je ne connais guère de jeunes parents qui s’inquiètent outre mesure du contenu de l’ECR.
Il faut être vraiment déterminé, comme vous l’êtes, car cela semble un combat presque perdu d’avance. Comme bien des luttes liées à la laïcité.
Le jugement de la Cour suprême est rétrograde !
C’est à tort, selon moi, que la « liberté de religion » est invoquée, puisque, par définition, aucune liberté n’existe en l’absence d’alternatives ! Or le cours ECR privilégie manifestement la religion catholique (qui incite à la soumission) et, ce qui est pire, il occulte l’athéisme (qui prône l’autonomie de la conscience, la responsabilité individuelle et l’esprit critique).
Cela constitue à mes yeux une malhonnêteté intellectuelle et morale, pour ne pas dire un crime contre l’esprit. Le prosélytisme catholique, le communautarisme, le repli sur soi, l’intolérance, etc. vont donc se renforcer …
J’observe que les parents croyants (surtout les musulmans, exemple extrême) ne se demandent jamais s’ils ont vraiment choisi leur religion, ni même de croire. J’y vois trois raisons :
D’abord parce que la foi est imposée dès la prime enfance (donc affectivement et en l’absence d’esprit critique) au cerveau émotionnel, ce qui y laisse des traces indélébiles (que tendent à confirmer la psycho-neuro-physiologie lorsqu’elle constate son origine exclusivement éducative et culturelle, ainsi que sa fréquente persistance neuronale, par plasticité synaptique).
Ensuite parce qu’à l’adolescence et à l’âge adulte, les religions poursuivent malhonnêtement l’occultation des options non confessionnelles.
Enfin parce que se poser ces questions, cela déstabiliserait les croyants dans leurs certitudes.
Il importe à mes yeux que l’école compense les influences religieuses familiales, certes légitimes, mais unilatérales et communautaristes, incompatibles avec l’acceptation de la différence de l’autre par le dialogue, et avec le vivre-ensemble.
Je joins un article que j’ai publié l’an dernier :
http://www.souslavouteetoilee.org/2014/08/liberte-de-conscience-oui-bien-sur-mais-laquelle.html.
Michel THYS,
à Ittre en Belgique.
Laïques de tous les pays, unissons-nous! 🙂
On le sait bien, il faut battre le frère tant qu’il est chaud!
Un extrait de votre texte qui résume bien ce que nous sommes nombreux à souhaiter. Mais, mais …. dans ce pays, dans cette province, la laïcité a le statut d’une maladie honteuse !
« Cela impliquerait un système éducatif de type pluraliste qui proposerait notamment, à tous et partout, une information minimale, progressive, aussi objective que possible et non prosélyte, à la fois sur les différentes options religieuses (ce qui ferait apparaître leur point commun, à des degrés divers : la soumission à un dieu, à un prophète et à un texte « sacré »), ET sur les options laïques évidemment occultées (l’humanisme laïque, la spiritualité laïque, la morale laïque, etc., qui incitent au libre-examen, à l’esprit critique à tous égards, à l’autonomie de la conscience, à la responsabilité individuelle, au respect et à l’acceptation de l’autre.). »
« Autrement dit, le fait qu’un enseignant oriente le contenu du cours par ses propres croyances religieuses n’empêche pas l’atteinte des objectifs du cours. »
À l’origine, le site officiel du cours ECR mentionnait à trois endroits (notamment dans la section « Rôle de l’enseignant »), que l’enseignant a le devoir de ne pas exprimer ses propres convictions religieuses. Il semble que le site ait été modifié mais j’avais copié-collé les passages en question:
-Puisque ces disciplines renvoient à des dynamiques personnelles et familiales complexes et parfois délicates, un devoir supplémentaire de réserve et de respect s’impose au personnel enseignant, qui ne doit pas faire valoir ses croyances ni ses points de vue ».
-Dans ce contexte, il lui faut comprendre l’importance de conserver une distance critique à l’égard de sa propre vision du monde, notamment de ses convictions, de ses valeurs et de ses croyances.
-Pour favoriser chez les élèves une réflexion sur des questions éthiques ou une compréhension du phénomène religieux, l’enseignant fait preuve d’un jugement professionnel empreint d’objectivité et d’impartialité. Ainsi, pour ne pas influencer les élèves dans l’élaboration de leur point de vue, il s’abstient de donner le sien. »
http://www.mels.gouv.qc.ca/programme-ethique-et-culture-religieuse/
Rectification: je viens de constater que le premier extrait se trouve toujours dans le préambule (c’est le même pour les programmes primaire et secondaire), au paragraphe intitulé « Exigences nouvelles liées à la posture professionnelle »:
http://www.mels.gouv.qc.ca/programme-ethique-et-culture-religieuse/programme-enseignement-primaire/preambule/
C’est effectivement ce qui est attendu de la part des enseignants selon ce qui est écrit dans le programme. Mais il y a souvent un gouffre entre ce qui est sur papier et ce qui se passe dans la classe. Qui est vraiment en mesure d’aborder de tels sujets de façon « neutre et objective » avec des enfants du primaire? Est-ce toujours pertinent d’être neutre face aux dogmes religieux?
Certains titulaires ignorent presque totalement ce cours alors que d’autres s’y appliquent de façon très engagée. Ces derniers qui ne cachent pas leur biais pourront toujours dire que les objectifs sont atteints.
@Daniel Baril
« Mais il y a souvent un gouffre entre ce qui est sur papier et ce qui se passe dans la classe. »
Je n’en doute pas, surtout dans un cours où il n’y a ni contenu obligatoire, ni devoir ni examen pour évaluer de façon objective de véritables connaissances et pas seulement de vagues « compétences ».
La « neutralité » des enseignants pose problème des deux côtés de l’atlantique, comme en témoigne « La neutralité n’est pas neutre » (Edition La Muette). C’est le titre d’un des ouvrages de 2012 de Nadia GEERTS, agrégée en philosophie de l’Université Libre(-exaministe) de Bruxelles. Et tout récemment de « Liberté ? Egalité ?, LAÏCITÉ ! ».
J’ignore si ces livres sont diffusés jusqu’au Québec, mais je vous les recommande chaleureusement car ils font avancer le « chmilblick » !
On peut surement trouver ces livres sinon les commander, mais le chmilblick, à ma connaissance, n’avait pas encore traversé l’Atlantique.
Wikipedia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Schmilblick
Le boulot accompli par Nadia Geerts en matière de laïcité est à souligner. Au lieu d’inviter toujours l’inénarrable Beaubérot, c’est vers elle que devraient parfois se tourner les médias québécois!
En fouillant pour trouver «La neutralité n’est pas neutre » je suis tombé sur un interview de cette dame.
Extrait : j’ai mis la dernière phrase en exergue — à méditer?
Est-ce une garantie suffisante de considérer, comme le décret, que les droits de l’homme constituent le socle de la neutralité ?
Non, car on ne peut pas ignorer que la liberté religieuse fait partie des droits de l’homme. Certains estiment donc qu’on la viole si on empêche les élèves de pratiquer leur religion au sein de l’école. Ils considèrent alors que la liberté religieuse est un droit-créance : il oblige l’État à mettre en place des aménagements pour que les pratiquants puissent exercer leur culte. Pour ma part, il suffit que l’État n’entrave pas le libre exercice du culte. On lui demande seulement de s’abstenir d’intervenir et d’imposer aux citoyens un certain type de croyance. Dans cette perspective, les écoles officielles ne doivent pas servir des menus hallal ou casher dans leurs cantines. En revanche, elles ne peuvent contraindre les élèves à manger tel ou tel aliment.
Malheureusement, la liberté religieuse est de plus en plus considérée comme un droit-créance.