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Derrière l’apparente volte-face de Charles Taylor

Charles Taylor vient de renier sa signature du rapport de la commission qu’il a coprésidé avec Gérard Bouchard. Mais a-t-il vraiment effectué une volte-face comme le rapportent les médias?

Dans sa lettre d’explication publiée dans La Presse, Taylor rejette l’une des principales recommandations de son rapport, soit celle visant l’interdiction du port de signes religieux par les fonctionnaires en autorité coercitive (juges, procureurs de la couronne, policiers, gardiens de prison, président de l’Assemblée nationale). Cet interdit était justifié par le fait que ces personnes « incarnent au plus haut point la nécessaire neutralité de l’État» et qu’ils doivent «s’imposer une forme de devoir de réserve quant à l’expression de leurs convictions religieuses» (p. 151).

Les contradictions de la recommandation reniée

Pour expliquer son rejet de cette recommandation à laquelle il avoue n’avoir jamais adhéré, Taylor déplore que la notion de coercition attachée aux postes visés n’a jamais été prise en considération et qu’il s’est opéré, dans le débat public, un glissement vers une « extension vague et presque indéfinie » de l’autorité allant jusqu’à inclure les éducatrices en services de garde.

La vérité, c’est que la recommandation en question a toujours été boiteuse. Pourquoi interdire les signes religieux aux gardiens de prison et pas aux infirmières et aux enseignants? Pourquoi aux juges et pas aux médecins? Pourquoi au président l’Assemblée nationale et pas aux ministres? Pourquoi aux procureurs de la couronne à pas à ceux de la défense? La notion de coercition ne tenait pas la route et c’est effectivement l’autorité tant juridique qu’éducative qu’il faut prendre en compte dans cet objectif. Ceux qui ont adhéré à cette idée l’ont plus fait par stratégie que pour la justesse du concept.

Dans leur rapport, Bouchard et Taylor soutenaient qu’imposer cette interdiction à tous les fonctionnaires de l’État ne serait pas neutre puisque cela favoriserait «ceux pour qui les convictions philosophiques, religieuses ou spirituelles n’exigent pas le port de tels signes» (p. 148). Un argument qu’un enfant pourrait inverser : permettre le port de signes religieux à certains fonctionnaires n’est pas neutre puisque cela privilégie ceux et celles qui choisissent d’exposer leurs croyances religieuses par une tenue particulière.

Reconnaître un devoir de réserve uniquement aux professions mentionnées crée deux classes de citoyens à qui on n’accorde pas les mêmes droits. La neutralité et l’égalité qu’on dit vouloir protéger sont en fait moins bien respectées qu’elles ne le seraient dans un système où la même règle laïque serait appliquée à tous.

Autre argument boiteux du rapport : selon les deux coprésidents, un État laïque qui se place « à distance de la religion, adhère à la conception du monde et du bien des athées et des agnostiques et ne traite conséquemment pas avec une considération égale les citoyens qui font une place à la religion dans leur système de croyances et de valeurs» (p. 138). Cet argument est tout aussi réversible que le précédent : en permettant l’expression des croyances religieuses dans l’enceinte de l’État, un tel État ne traite pas avec une considération égale les citoyens dont le système de croyance et de valeurs n’inclut pas de religion.

Cette dernière citation révèle par ailleurs que, pour Bouchard et Taylor, il existe une conception du monde et du bien qui est commune à l’ensemble des athées et des agnostiques et que cette conception est reflétée par l’État laïque. Cette double prémisse est totalement indéfendable. Les athées seront bien sûr toujours plus à l’aise avec un État laïque que ne pourront jamais l’être les intégristes religieux, mais cette laïcité ne dit rien sur leurs multiples conceptions du monde et du bien.

Si Charles Taylor est l’éminent philosophe que certains disent qu’il est, il est bien conscient des contradictions inhérentes à la recommandation aujourd’hui reniée. Vivre avec ces contradictions lui était sans doute devenu insoutenable, d’autant plus que presque tout le monde avait une autre vision de l’autorité concernée. D’ailleurs, dans sa lettre, il n’apporte aucun argument pour justifier la distinction qu’il aurait voulu voir s’établir entre autorité tout court et autorité coercitive.

Ce qui a changé et ce qui n’a pas changé

Dans sa lettre de désaveu, Taylor soutient également que les choses ont changé depuis la publication de son rapport. Or, sur le plan juridique et politique, absolument rien n’a changé depuis l’épisode dit des « accommodements raisonnables », si bien que la grogne qu’il observait à cette époque n’a fait qu’augmenter.

Ce qui a changé, à ses yeux, c’est que certains « citoyens qui nourrissaient déjà de l’hostilité envers les immigrants en général ou envers les musulmans » affichent désormais leur hostilité. Le raisonnement est plutôt étonnant : parce que des gens sans scrupules ne savent pas se conduire en société, abandonnons le principe de laïcité de l’État!

Et à quoi est due cette désinhibition? Vous l’avez deviné : au débat sur la « Charte des valeurs québécoises »! Elle a le dos large cette charte qui n’a jamais vu le jour! Attribuer les gestes déplorables et condamnables de xénophobie à ce débat ‑ qui a eu lieu il y a près de quatre ans ‑ plutôt qu’à l’immobilisme dans lequel croupit le Québec depuis 10 ans est, pour dire le moins, une analyse à courte vue. Le jupon dépasse.

Rappelons qu’avant même le début de ce débat sur la « charte », Charles Taylor avait déjà renié une autre de ses recommandations, soit celle d’un livre blanc sur la laïcité.

Les fondations de « laïcité ouverte » commençant à se lézarder et l’édifice commençant à être évacué par ses défenseurs, le temps est venu de mettre ce concept derrière nous et d’envisager la laïcité sur d’autres bases, celles des valeurs républicaines auxquelles aspirent les hommes et les femmes épris de justice et de liberté sans coercition religieuse sur leurs esprits.