BloguesRaison et laïcité

Les philosophes du retour de Dieu

Je n’ai jamais cru à la mort de Dieu. Mais je n’aurais jamais cru non plus que des philosophes de notre époque allaient perdre leur rationalité devant le retour du discours religieux et s’enfoncer à ce point dans le relativisme de la «postmodernité». Quatre de ces philosophes, Charles Taylor, Michel Seymour, Georges Leroux et Jean Grondin, essuient le feu de la critique dans l’ouvrage que leur consacre François Doyon, professeur de philo au cégep de Saint-Jérôme, paru récemment sous le titre Les philosophes québécois et leur défense de la religion (Connaissances et savoirs, 2017).

jli17088811-1485001827-320x320« Pourquoi des philosophes universitaires – dont plusieurs ne sont pourtant pas croyants – se portent-ils aujourd’hui à la défense des religions ? », se demande-t-il dans l’introduction. Avec un rationnel implacable, Doyon analyse les textes des philosophes susmentionnés pour conclure qu’ils ont abdiqué l’une des tâches que tout philosophe se devrait d’assumer, soit celle de critiquer, voire de «purger les religions».

Ce désengagement de leur part a pour effet de concéder un traitement préférentiel aux religions tant dans le discours public que dans la sphère plus restreinte de la philosophie, comme si la défense de la religion était «la forme exemplaire de la pensée philosophique». Ce biais complaisant, voire ce parti-pris affiché, s’avère injuste envers les philosophies humanistes et envers les non-croyants eux-mêmes, déplore Doyon.

La défense du « vrai islam »

L’abdication de la pensée critique devant la religion s’observe notamment à l’égard de l’islam. Chacun à sa façon, les philosophes visés ont affirmé que le djihadisme islamiste n’était pas le « vrai islam ». Selon George Leroux, l’attentat contre Charlie Hebdo « dénature l’islam et en pervertit l’essence ». Jean Grondin a écrit pour sa part, à propos du terrorisme islamiste, que « ces horreurs ne sont pas religieuses mais avant tout politiques et sociologiques ».

Quant à Michel Seymour, il a affirmé, suite à l’attentat de Paris qui a fait 130 morts en novembre 2015, qu’il ne fallait pas « associer l’islam à toute cette merde parce qu’il ne faut pas associer une religion à toutes les phrases du texte ancien ».

« Personne n’a le monopole de la définition de la vraie religiosité, rétorque François Doyon. Il est ironique, écrit-il, de voir ceux qui déplorent le dénigrement des religions dénigrer eux-mêmes la foi des terroristes ». Il n’y a à son avis que la foi aveugle et la croyance au paradis promis par la religion qui peuvent motiver les attentats suicides perpétrés au nom de l’islam et cela ne relève pas en soit d’une vision déformée de cette religion.

Trop de tolérance tue la tolérance

L’un des arguments avancés notamment par la «gauche régressive» pour taire la critique de l’islam est qu’il s’agirait d’une « religion des opprimés » et que la critique devient prétexte au terrorisme. Selon François Doyon, cet argument présuppose que les musulmans ne sont pas comme les autres humains et sont incapables de faire face à la divergence.

Il y voit une forme de « racisme de faible standard » qui a pour effet d’exclure les minorités issues de l’immigration de l’application de droits fondamentaux que l’on veut être universels. On ne peut en outre défendre les immigrants et en même temps ménager leur religion si la religion est « l’une des causes de leur oppression ». Protéger l’islam de la critique nuit par ailleurs aux musulmans progressistes qui veulent humaniser l’islam.

Une trop grande tolérance cache une « intolérance à la remise en question » avance le professeur en citant le philosophe Karl Popper : « Une tolérance illimitée a pour conséquence fatale la disparition de la tolérance. Si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants […] les tolérants seront anéantis et avec eux la tolérance », écrivait Popper.

Michel Seymour, l’homosexualité et la race

François Doyon reproche entre autres à Michel Seymour d’avoir comparé l’islamophobie à l’homophobie et d’avoir une définition trop vaste du racisme allant jusqu’à inclure le rejet de certaines tenues vestimentaires.

La comparaison lui paraît « tout à fait grotesque ». « L’homosexualité n’est pas un héritage culturel, la religion l’est, objecte-t-il. L’orientation sexuelle est déterminée par des phénomènes environnementaux et génétiques hors de notre contrôle. » À son avis, on ne saurait donc comparer une telle prédisposition à des convictions idéologiques forgées par la culture et l’éducation. Associer la religion à la race a pour effet de faire passer la critique de la religion comme étant du racisme. On peut y voir une forme d’essentialisation de la religion considérée comme quelque chose d’immuable qu’on ne peut pas modifier.

« Si la religion vaudou me dégoûte parce qu’elle incite des Africains à tuer les bébés albinos, est-ce que cela fait de moi un raciste? », demande Doyon.

Jean Grondin et le théonormatisme

Le professeur Jean Grondin, de l’Université de Montréal, tombe pour sa part dans le théonormatisme. Le théonormatisme est un néologisme créé par François Doyon pour désigner une « vision du monde qui fait de la croyance en Dieu une norme implicite qui marginalise et dénigre l’athéisme en le considérant comme une forme de religion ».

Les citations de Jean Grondin illustrant un tel biais abondent et ont de quoi étonner. L’humanisme athée lui apparait comme « la religion plus ou moins déclarée de nos sociétés avancées ». La simple «  croyance en quelque chose qui nous rendra heureux » serait une croyance religieuse. Qui plus est, « rien n’est plus religieux que la critique de la religion ». Au final, « aucun homme n’existe vraiment sans quelque forme de religion, c’est-à-dire sans quelque orientation fondamentale au sujet de son existence ».

Ces quelques citations révèlent bien la posture intellectuelle impérialiste de la pensée philosophique croyante qui associe à de la religion toute valeur morale fondamentale et toute réflexion sur le sens de la vie.

Jean Grondin, pour qui le pape Karol Wojtyla est « l’un des meilleurs penseurs » de l’humanité, fait preuve par ailleurs d’une étonnante méconnaissance de la théorie de l’évolution qu’il dénature en y voyant du finalisme et met en opposition, de façon tout à fait erronée, la thermodynamique et l’évolution exactement comme le font les créationnistes du dessin intelligent.

Georges Leroux et l’idéalisation de la religion

Georges Leroux est notamment connu pour sa défense du cours Éthique et culture religieuse, une cause qui l’a amené à affirmer à nombreuses reprises que toute croyance religieuse méritait un « respect absolu ». À son avis, les croyances religieuses sont «des réponses à des questions que la philosophie ne cesse de déporter dans un après-coup lointain ». La philosophie ne parviendrait donc pas à satisfaire la quête existentielle des jeunes.

Ce qui signifie, selon François Doyon, que Leroux et le cours ECR placent la religion au-dessus de la philosophie. Il y voit une dévalorisation de la pensée rationnelle et une réduction de « la capacité des jeunes à philosopher et à faire face au réel ».

Le respect absolu que Georges Leroux voue aux religions ne serait par ailleurs pas si absolu puisqu’il établit une distinction entre « religions établies » et « sectes et doctrines fantaisistes ». Ainsi, déduit Doyon, croire que Jésus a changé de l’eau en vin est une croyance d’une religion établie qui mérite le respect mais être scientologue serait fantaisiste. Peut-on, sans tomber dans l’arbitraire, établir une différence sur la base de l’ancienneté?, questionne-t-il. N’est-ce pas ce que faisait l’Empire romain en persécutant les premiers chrétiens?

Charles Taylor, ou la religion à l’origine de la morale

Charles Taylor, boursier millionnaire de la Fondation Templeton et catholique pratiquant, est de ceux qui croient que la religion est à l’origine de la morale. «Il me semble personnellement que [les sources morales les plus libres d’illusion] impliquent un Dieu. […] Aussi grande que soit la puissance des sources naturalistes, les ressources d’une certaine perspective théiste sont incomparativement plus grandes», écrit-il dans Les sources du moi.

Pourtant, d’innombrables travaux en psychologie comportementale et en psychologie développementale montrent que les humanistes athées font preuve d’un plus grand sens de l’éthique que les fervents croyants[1]. L’éthologie en général et la primatologie en particulier montrent pour leur part que tout mammifère est doté d’empathie et que la morale sociale humaine y tire son origine[2].

Pour François Doyon, ce biais religieux dans la pensée de Taylor n’est pas étranger à sa «rhétorique outrancière» contre la laïcité et sa comparaison du projet de «charte» avec la ségrégation des Noirs aux États-Unis et la répression des homosexuels en Russie. Le récent désaveu de Charles Taylor de son propre rapport lui aurait donné d’autres munitions.

Les critiques adressées par Doyon à ces philosophes peuvent paraître audacieuses et sévères mais elles sont nécessaires et paraissent fondées. L’auteur n’a pas froid aux yeux puisque ces professeurs jouissent d’une certaine notoriété et que certains ont même été parmi ses modèles. Mais il arrive que l’élève dépasse le maître.

François Doyon présentera ses réflexions sur le sujet au cours d’une conférence tenue à l’Association humaniste du Québec le 16 mars prochain.

 

[1] Voir entre autres Jean Decety, 2015, “The Negative Association between Religiousness and Children’s Altruism across the World”, Current Biology, 25 (22).

[2] Entre autres Frans de Waal, 2013, Le bonobo, Dieu et nous, édit. Liens qui libèrent.