On n’aura sans doute jamais autant parlé d’immigration et d’intégration au Québec qu’actuellement. À l’heure où l’emphase est mise sur le multiculturalisme et le développement séparé des «communautés culturelles», il existe aussi des cas d’intégration réussie.
Celui de Zabi Enâyat-Zâda en est un. Arrivé au Québec comme réfugié afghan à l’âge de 17 ans en 1983 suite à l’invasion soviétique, Zabi relate son parcours dans une autobiographie franche et intimiste qui est sans pareil dans ce genre de littérature. Contrairement à ce que le titre résolument optimiste pourrait laisser croire, Afghan et musulman, le Québec m’a conquis (éditions Trois-Pistoles, 2015), ce parcours fut tout sauf un long fleuve tranquille. Le titre est surtout révélateur d’un choix sans remord, celui de s’adapter à sa terre d’accueil sans pour autant renier ses origines, sa culture et son histoire.
Pour avoir lu son livre et entendu sa conférence présentée récemment au Mouvement laïque québécois, il semble que ce qui l’a conquis soit en même temps ce qui a causé son principal choc culturel : l’omniprésence des femmes dans la société québécoise et leur égalité avec les hommes. Pour un adolescent qui arrive d’Afghanistan, le Québec est littéralement une autre planète de ce point de vue. «Si l’on considère ce qui distingue le plus nos deux cultures, écrit-il, c’est évidemment la place des femmes qui est au cœur des différences.»
Des contacts qui mènent en enfer
En Afghanistan, les femmes sont invisibles. Les seuls contacts permis et possibles qu’un jeune homme peut avoir avec elles sont ceux avec sa mère, ses sœurs et ses cousines. Les mariages, arrangés par les parents, le sont le plus souvent entre cousins et cousines. Une femme n’a pas le droit de parler à un homme qu’elle ne connaît pas et encore moins de sourire en public. Si elle le fait, c’est un signe de «légèreté de moeurs».
Toute mixité est impossible. Les jeunes filles ne vont pas à l’école, n’ont pas le droit de travailler, de faire du vélo, de sortir de la cour ni d’utiliser la piscine familiale même lorsqu’il fait 40 degrés. Il arrive encore qu’elles servent de monnaie d’échange en cas de conflit ou de dette.
Tout cela semblait normal à Zabi avant de mettre les pieds au Québec après un séjour dans les camps pakistanais. Imaginez ce jeune ado empli d’hormones quand une jeune fille de son âge, vêtue d’un short et d’une camisole, vient s’asseoir à ses côtés dans un autobus de Montréal! Sa cuisse nue touche la sienne : un péché mortel qui le conduira en enfer.
Pendant des années, il se sentira ainsi écartelé entre les principes d’un islam rigoriste et d’une culture misogyne d’une part et le libéralisme des mœurs québécoises d’autre part. Petit à petit, en fréquentant les cours de francisation, puis l’école secondaire et le cégep tout en travaillant de nuit, il apprend à décoder les normes, les règles et les us de sa nouvelle patrie et à gérer une culpabilité qui, ici, n’a pas sa raison d’être.
Délaissant les marchés hallal, il découvre les May West et les Whippets… dans un Steinberg! «Je me jugeais sans cesse à la lumière des enseignements des mollahs, écrit-il. J’étais coupable de vivre dans une société plus permissive, plus aisée que celle de ceux que j’avais laissés là-bas.» À l’endroit de son père qui continue de vivre à l’heure de Kaboul, il dira : «en tentant de s’absoudre de sa culpabilité [par l’excès de zèle du ‘’bon pratiquant’’], il se punissait et se privait de découvrir sa terrer d’accueil».
Malgré un père et une mère qui tiennent à préserver intégralement les mœurs afghanes et surtout à sauver l’honneur de la famille, Zabi noue des relations avec des Québécoises non musulmanes. Horreur, honte et déshonneur!
Après le décès de sa mère, Zabi et son frère choisissent d’éviter à leurs sœurs cadettes l’éducation rétrograde que leur aurait dispensée une belle- mère inconnue et les prennent eux-mêmes en charge. Il s’inquiète aussi du sort qui attend les autres jeunes afghans qui, après les classes, se rendent dans les écoles coraniques pour apprendre par coeur le coran dans une langue qu’ils ne connaissent pas.
L’ombre des filles et des femmes Shafia nous hante tout au long de la lecture et on se dit qu’heureusement que Zabi était un homme. Sinon, l’emprise de la famille et la force des traditions auraient été telles que toute appropriation de la culture québécoise aurait sans doute été impossible.
Choix déchirants et assumés
Cette appropriation exige nécessairement de faire des choix qui peuvent être déchirants. «Je ne pouvais pas être à la fois ce que mon père et ma culture d’origine attendaient de moi et un citoyen québécois épanoui et heureux, comme la vie ici me permettait d’en entrevoir la possibilité.»
Dans la préface du volume, Djemila Benhabib, qui partage avec Zabi Enâyat-Zâda une expérience de réfugiée et d’immigrée, décrit ainsi la principale leçon qu’elle a retenue de ce récit : «pour grandir, devenir adulte, il faut faire des choix, les assumer, rompre avec une partie de soi pour libérer le formidable potentiel de l’ensemble et vivre en harmonie avec sa conscience et son environnement».
En plus d’avoir assumé ses choix, Zabi a eu la chance de trouver sur son chemin Carolyne Jannard, une thérapeute en relation d’aide qui lui facilitera le passage entre sa culture d’origine et celle du Québec. Elle l’incite à écrire et à témoigner de son parcours auprès des jeunes du secondaire, des initiatives libératrices qui lui feront rompre avec une retenue autodestructrice. Bien qu’il s’exprime oralement dans un français impeccable et même exemplaire, Carolyne Jannard lui a prêté sa plume pour écrire son récit.
Malgré les décennies de guerres qui ont déchiré son pays, Zabi garde de l’espoir pour l’Afghanistan en constatant quelques signes encore trop rares d’émancipation. «Ce dont ce pays a besoin, dit-il, c’est d’un Yvon Deschamps!»
Sans renier sa foi, Zabi a appris le vrai sens de la laïcité. «Ma vie au Québec m’a démontré que l’Islam n’est ni mieux ni pire qu’une autre religion. Un pays laïc, autorisant à chacun l’exercice de sa foi est une richesse inégalée. […] Il faut avoir vécu ailleurs pour vraiment apprécier à quel point la vie est bonne ici.» Ça fait du bien à entendre après les récents discours d’autoculpabilisation collective.
«Je me libère du fonctionnement de victime qui me gardait coincé entre mes deux mondes, celui du bon musulman afghan et celui du Québécois bien inséré dans la société. Je témoigne qu’il est possible de s’intégrer sans avoir à tout renier», écrit-il en conclusion.
Il y a trop peu de témoignages de ce genre. Celui de Zabi Enâyat-Zâda se situe aux antipodes de discours victimaires tel celui d’AMAL Québec qui qualifiait d’assimilationniste, de négationniste et de grossière une campagne antiraciste misant sur des exemples d’intégration réussie telle celle de Zabi.
Merci Zabi!
J’étais présent à la conférence de Zabi au Centre humaniste. Une soirée «électrique» avec les émotions à fleur de peau. A l’opposé des conférences très «rationnelles» typiques du lieu. Zabi nous a fait toucher à la fois l’immense distance culturelle qui sépare le Québec de l’Afghanistan et cependant ce fait incontournable: son humanité n’est pas différente de la nôtre. Merci Zabi.
Un magnifique exemple d’intégration qui nous rappelle que même dans la société la plus accueillante, l’intégration des nouveaux arrivants n’est possible que lorsqu’ils le désirent vraiment. Ça n’a pas dû être facile pour M. Enâyat-Zâda de surmonter le conditionnement culturel qui le poussait à considérer la société québécoise comme une source potentielle de souillure morale. Il a dû faire preuve d’une grande ouverture d’esprit et prendre le risque d’être bousculé dans ses convictions.
Lorsque j’entends des bien-pensants parler des québécois d’origine occidentale comme s’ils n’étaient qu’un concentré de défauts moraux et des minorités ethniques et culturelles comme si elles ne pouvaient qu’être des victimes impuissantes, je me demande s’ils veulent vraiment que les immigrants s’intègrent à notre société. Si leur discours culpabilisant et contre-productif avait été à la mode dans les années 80, qui sait combien de néo-québécois, aujourd’hui bien intégrés, auraient eu le sentiment de perdre leur âme en acceptant de faire véritablement connaissance avec le Québec?