BloguesRaison et laïcité

Projet de loi 62. Il faut le répéter : la neutralité religieuse n’est pas la laïcité

Le débat sur le projet de loi 62, dont l’objet est de «favoriser la neutralité religieuse de l’État», vient de reprendre en commission parlementaire, deux ans après son dépôt et avec quelques amendements cosmétiques annoncés par la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée.

Avant d’examiner ces amendements, il est pertinent de reprendre quelques distinctions déjà formulées lors du dépôt de la première version du projet de loi 62. D’une part, il ne faut pas penser que ce projet de loi vise la laïcité de l’État. Comme son titre l’indique, il porte sur la neutralité religieuse et non sur la laïcité. Neutralité et laïcité ne sont pas identiques et donnent lieu à des pratiques de gestion différentes du religieux de la part de l’État.

Neutralité et laïcité

La laïcité est généralement définie à l’aide de quatre principes: protection de l’égalité des personnes; protection de la liberté de conscience et de la liberté de religion; séparation des religions et de l’État; neutralité de l’État face aux religions. La neutralité est donc l’une des composantes de la laïcité.

La neutralité religieuse est pour sa part définie dans le rapport Bouchard-Taylor comme une «philosophie politique qui interdit à l’État de prendre parti en faveur d’une religion ou d’une vision du monde aux dépens d’une autre.» (p. 288) La dernière partie de la définition — «aux dépens d’une autre» — est essentielle et signifie qu’un État peut afficher un parti pris favorable aux religions à condition de n’en exclure ou de n’en privilégier aucune. En dehors du champ de la laïcité, la neutralité religieuse est orpheline et sans grande portée. En contexte de laïcité, le principe est mieux rendu par l’idée d’indépendance de l’État face aux religions.

C’est la neutralité religieuse, et non la laïcité, qui prévaut aux États-Unis où la constitution interdit d’établir une religion d’État, mais n’interdit pas d’établir des relations privilégiées avec les religions. Au Québec et au Canada, c’est cette approche qui permet à l’État d’accorder à toutes les religions les mêmes exemptions fiscales, de financer à même les fonds publics toutes les écoles privées confessionnelles et d’accorder aux religions le droit de remplir les registres civils de mariage. La laïcité pour sa part commande plutôt de n’accorder aucune faveur à aucune religion en les considérant sur le même pied que n’importe quel autre système idéologique.

C’est aussi au nom de la neutralité que les députés ontariens récitent par alternance pas moins de huit prières de diverses confessions. La laïcité commande plutôt de proscrire toute manifestation religieuse dans les institutions de l’État. C’est d’ailleurs cette approche qu’a retenue la Cour suprême du Canada dans son jugement sur la prière municipale à Saguenay. Même si elle ne se réfère pas au principe de laïcité qui est inexistant dans les lois canadiennes et québécoises, la Cour n’en a pas moins rendu un jugement conforme au principe de laïcité en proscrivant la prière.

C’est au nom d’une neutralité complaisante excessive que l’on refuse de sauver des personnes en danger de mort au nom de croyances religieuses archaïques leur interdisant toute transfusion sanguine. La même problématique s’observe avec le refus de vaccin au nom des croyances religieuses. C’est encore au nom de la neutralité religieuse que l’on permet aux abattoirs de déroger à la Loi sur l’abattage sans cruauté afin de permettre les abattages religieux halal et cachère. La laïcité commande plutôt que la même loi s’applique à tous.

La neutralité sans la laïcité est en fait du sécularisme d’État: un État qui n’a pas de religion officielle, mais qui conserve des liens privilégiés avec les religions et qui leur accorde des passe-droits.

Neutralité… sans apparence de neutralité

Les amendements annoncés par la ministre Vallée incluent un préambule qui précise la fonction de la neutralité religieuse : «assurer à tous un traitement sans discrimination fondée sur la religion et que cette neutralité s’exprime notamment par la conduite de son personnel dans l’exercice de ses fonctions».

Cette définition concorde avec celle du rapport Bouchard-Taylor. L’objectif n’est pas de protéger la liberté de conscience des citoyens mais d’assurer un traitement égal aux religions. Ce libellé représente un recul par rapport à l’ancien article 1 du projet de loi qui imposait «aux membres du personnel des organismes publics le devoir de neutralité religieuse dans l’exercice de leurs fonctions». La neutralité est maintenant limitée à la conduite du personnel.

En commission parlementaire, la ministre Vallée a expressément affirmé qu’elle voulait ainsi éviter que la loi ne soit interprétée comme proscrivant le port de signes religieux par les fonctionnaires. Dans son optique, la neutralité religieuse de l’État ne nécessite pas que l’image de l’État soit religieusement neutre ou qu’il y ait apparence de neutralité religieuse. Pourtant, comme le déclarait son chef Philippe Couillard à propos d’un certain char allégorique du défilé de la Fête nationale, «l’important c’est ce qui est perçu».

Visage découvert sauf…

L’une des principales dispositions du projet de loi 62 vise à ce que les services publics soient donnés et reçus à visage découvert. La nouvelle mouture du projet de loi fait que cette prescription s’appliquera également au personnel de l’Assemblée nationale, aux élus ainsi qu’aux services municipaux, ce qui s’imposait.

Il est toutefois étonnant de constater que la justification de cette disposition ne repose ni sur la laïcité ni sur la neutralité, mais sur la sécurité, l’identification et la communication. Cela n’a rien à voir avec la neutralité religieuse qui est pourtant la raison d’être du projet de loi!

La dignité de la personne, qui est à la base des droits fondamentaux, aurait facilement pu être invoquée ici, mais il n’en est rien. Il est même possible de déroger à la règle du visage découvert au nom de la liberté de religion. En conférence de presse la ministre de la Justice déclarait que fermer la porte aux accommodements dans ce cas irait à l’encontre de la Charte de droits et libertés. Elle s’en remet donc aux tribunaux pour trancher. Si les tribunaux reconnaissaient un droit de dérogation, la portée de cette loi sera totalement nulle.