On critique habituellement le multiculturalisme politique pour sa conception de la société reposant sur un ensemble de communautés ethniques et culturelles imperméables les unes aux autres. Bref, du communautarisme conduisant aux ghettos sociologiques et culturels.
Dans son dernier essai La face cachée du multiculturalisme (Cerf, 2018), Jérôme Blanchet-Gravel pousse cette analyse un cran plus loin en ramenant le multiculturalisme au rang de tribalisme traditionnel, conservateur et même réactionnaire. L’auteur emprunte ce concept au sociologue français Michel Maffesoli, son mentor, pour qui le communautarisme postmoderniste annonce la disparition de l’État-nation au profit d’une société développée sous le modèle des sociétés tribales.
Si l’idée peut surprendre au premier abord, l’argumentaire sociopolitique à sa base paraît bien fondé et nourrit la réflexion. Blanchet-Gravel voit les racines du multiculturalisme à la fois dans l’orientalisme, dans la contre-culture des années 70 et dans l’écologisme radical, autant d’idéologies antimodernité et anticapitalisme qui vont de pair avec le « réenchantement du monde » et le retour du religieux.
L’orientalisme en question n’est pas tant le courant littéraire et artistique du 19e siècle mais un mode de pensée qui en est issu et qui nourrit un attrait romantique pour l’Orient qui ne porterait pas les défauts de l’Occident liés à la modernité. Cet orientalisme conduit à une idéalisation de l’ « Autre », en autant qu’il ne soit pas « occidental ».
Pour l’écologisme, la logique est la suivante : « la culture occidentale porte en elle les germes de la dégradation des écosystèmes [et] les autres peuples possèdent, au contraire, toutes les qualités pour la protection de la nature ».
Le multiculturalisme n’est pas du progressisme
« Le multiculturalisme participe d’un projet de retour de la tradition dans les sociétés occidentales aspirant inconsciemment à être spirituellement régénérées au contact de l’Autre », poursuit l’auteur. Loin d’y voir une forme de libéralisme visant à fonder un monde meilleur, voire à créer un « nouvel Homme », il y voit plutôt un « conservatisme profondément traditionaliste ». « Nous sommes passés d’un conservatisme à l’autre », affirme-t-il.
Ce conservatisme « fait l’apologie des particularismes culturels, cultive une antique dynamique païenne, fractionne le territoire en une multitude de ‘’réserves identitaires’’ », bref s’inspire du tribalisme. Le multiculturalisme s’inscrit ainsi en réaction contre l’universalisme républicain issu des Lumières et « se nourrit de forces réactionnaires qui étaient restées latentes ».
Pour bien comprendre la thèse de Jérôme Blanchet-Gravel, on peut la comparer à celle de Mathieu Bock-Côté. Pour ce dernier, le multiculturalisme apparaît comme une dérive de la gauche qui, après la chute de l’URSS et du marxisme, s’est retrouvée en manque de modèle. Les milieux progressistes se seraient alors convertis au multiculturalisme alimenté par les courants tiers-mondistes et antiracistes qui voient dans les pays en développement l’avant-garde du combat contre le capitalisme.
Blanchet-Gravel récuse en grande partie cette analyse qui, à son avis, « néglige la dynamique proprement réactionnaire du multiculturalisme » dont l’abandon du rôle de l’État pour assurer la sauvegarde des valeurs humanistes. Derrière l‘apparence de progressisme et au cœur de cette « dynamique réactionnaire » se cache le retour du religieux porté notamment par les restants de la pensée mystico-religieuse de la contre-culture et par l’islamo-gauchisme qui confine la minorité musulmane au ghetto culturel.
C’est en définitive la société qui s’insurge contre l’État : « l’affirmation des tribus religieuses dans la Cité est l’un des principaux signes du déclin du politique », conclut l’auteur.
Sans qu’il soit nécessaire d’opposer cette analyse à celle qui situe le multiculturalisme dans un courant postmarxiste en quête de repère, ni de l’opposer à celle des progressistes laïques qui y voient tous les défauts identifiés par ces deux analyses, il ne fait pas de doute que cet ouvrage contribuera à enrichir la réflexion sur cette crise identitaire des sociétés modernes.
Et moi qui pensait que rien ne serait jamais aussi compliqué que la physique quantique. Malgré l’intérêt certain que la thèse de Blanchet-Gravel suscitera, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de cultures et du foisonnement de phénomènes émergents à un rythme toujours plus rapide à mesure les habitants de la terre se sentent paradoxalement à la fois inclus et exclus des tendances toutes plus surprenantes et inquiétantes les unes que les autres. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant qu’un grand nombre de personnes se réfugie dans des valeurs du passé (ils retournent aux valeurs de leur enfance, à la terre, à l’innocence. Et pourquoi pas, aux valeurs religieuses de leurs ancêtres).
Des efforts de compréhension comme celui-ci, il nous en faut. Mais s’agit-il de science? Bien fûté celui-qui formulerait en la matière une hypothèse réfutable capable de produire des semblants de vérités appuyées de données probantes. Mais, que les Boch-Côté et Blanchet-Gravel de ce monde aillent en paix. Qu’ils continuent à nous inciter à nous remettre en question et cela avec la plus grande urgence.
En attendant nous devons plus que jamais valoriser la pensée critique au lieu de mettre trop de valeur sur le phénomène indentitaire où chacun défend sa tribu à tort ou à raison. Il n’y a rien de plus urgent pour chacun de nous que de réalisé à quel point nous sommes tous prisonniers de nos préjugés et de nos à priori car ceux-ci habitent l’inconscience de chacun de nous et constituent le plus grand obstacle à la poursuite de la vérité et du vive-ensemble. Pour mettre en contexte la thèse de Blanchet-Gravel et comprendre qu’elle ne pourra avoir qu’une valeur limitée dans le débat qui nous occupe, je préconiserais la lecture de The Enigma of Reason, (2017) de Hugo Mercier et Dan Sperber. (Quoique tous deux soient des français leur livre a été écrit en Anglais et n’a pas encore été traduit en Français.)
Gérald Blanchard