Sur le front de la laïcité, on palabre beaucoup mais les bonnes nouvelles se font plutôt rares. En voici une qui est passée sous silence dans les médias mais qui mérite d’être soulignée : le 13 décembre dernier, le Canada a officiellement abrogé sa « loi anti-blasphème ».
L’article 296 du Code criminel faisant du blasphème un « acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de deux ans » a en effet été abrogé par la loi C51 qui visait à moderniser le Code criminel canadien. La loi ne définissait pas ce qu’est un blasphème mais toute parole ou tout acte injurieux ou satirique envers une religion, ou tout simplement jugé comme tel par des adeptes d’une religion, peut être qualifié de blasphématoire. Interdire l’injure envers les religions, c’est en fait interdire la critique des religions. Comme tout autre citoyen, les représentants religieux et leurs fidèles demeurent néanmoins protégés contre le libelle diffamatoire par l’article 298.
C’est grâce à l’action concertée d’associations humanistes, laïques et athées que le retrait de cet article anachronique a été obtenu. En juin 2016, le président de la Canadian Secular Alliance, Greg Oliver, lançait une pétition sur le site du parlement canadien pour réclamer l’abrogation de l’article 296. De nombreuses associations se sont jointes à cette action, dont la British Columbia Humanist Association, Humanist Canada, Center for Inquiry et, au Québec, l’Association humaniste du Québec et les Libres penseurs athées.
Dans sa réponse lors du dépôt de cette pétition à la Chambre des communes par le député libéral ontarien Ali Ehsassi en décembre de la même année, la ministre de la Justice d’alors, Jody Wilson-Raybould, a déclaré que l’abrogation de la loi sur le blasphème allait faire partie du projet de C51. Dans les débats qui ont suivi en commission parlementaire et au Sénat, aucune association ou groupe religieux ne s’est opposé à ce retrait.
Article désuet mais potentiellement dangereux
L’introduction du délit de blasphème dans les lois canadiennes date de 1892. La dernière condamnation fondée sur l’article 296 eut lieu au Québec en 1935 alors qu’un pasteur anglican, Victor Rahard, a été trouvé coupable de blasphème pour avoir dénoncé les « scandales, violations de la jeunesse, crimes et orgies des religieux éducateurs [catholiques] romains, assassins des pauvres». Il fut condamné à 100$ d’amende ou à faire un mois de prison. Les orangistes ayant payé son amende, il n’eut pas à faire de prison.
L’article 296 a toutefois été invoqué au moins à deux reprises par la suite. En 1978, des associations de droite catholique, dont les Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne, les Chevaliers de Colomb et l’Association des parents catholiques, obtiennent une injonction contre la pièce de théâtre féministe Les fées ont soif qui ridiculise l’image de la « Vierge Marie » comme modèle de féminité. L’injonction est levée par la Cour supérieure non pas sur le fond mais pour vice de procédure.
En 1979 en Ontario, un pasteur anglican porte plainte contre la projection du film des Monty Python La vie de Brian (Monty Python’s Life of Brian), une parodie burlesque de la vie de Jésus. Mais le procureur général de l’Ontario, de qui aurait dû relever l’accusation, a jugé bon de suspendre les procédures. C’est d’ailleurs par la projection de ce film résolument « blasphématoire » que l’Association humaniste du Québec (AHQ) a souligné, en janvier dernier, la victoire contre la clause anti-blasphématoire.
Même si l’article 296 était tombé en désuétude, il faut se réjouir de son abrogation. On ne peut en effet demeurer sous la décision de juges, dont les opinions changent au fil des décennies, pour assurer le droit de critiquer les religions en maintenant de tels articles comme des épées de Damoclès au-dessus de nos têtes. D’autant plus qu’un intégrisme religieux et fanatique qui crie au blasphème à la moindre critique a le vent dans les voiles tant au Canada qu’à travers le monde.
Il en allait également de la crédibilité du Canada; il aurait été pour le moins cynique que le Canada, qui veut accueillir les Raif Badawi et Asia Bibi accusés de blasphème en Arabie Saoudite et au Pakistan, ait lui-même une disposition anti-blasphème dans ses lois.
D’autres dispositions quasi concordataires
D’autres dispositions protégeant indûment le domaine religieux contre la critique demeure en vigueur dans le Code criminel canadien. En vertu de l’article 176, gêner par la menace un officiant religieux dans la célébration d’un office est passible de deux ans d’emprisonnement. Les menaces et la violence sont traitées à plusieurs autres endroits dans le Code criminel; pourquoi alors une protection particulière et spécifique pour les religions ou pour cette catégorie particulière de citoyens que sont les célébrants de culte?
Le projet de loi C51 prévoyait l’abrogation de cet article mais les pressions des lobbys religieux en commission parlementaire, notamment du Conseil canadien des Églises, de l’Alliance évangélique du Canada et du B’nai Brith Canada, ont fait que l’article a été maintenu.
Il reste également un autre article archaïque qu’il conviendrait d’éliminer. Au chapitre de l’incitation à la haine, le paragraphe 3-b de l’article 319 exclut des propos haineux toute « opinion fondée sur un texte religieux auquel croit [celui qui exprime cette opinion] ».
Or, comme l’expose une pétition lancée en octobre 2017 par David Rand des Libres penseurs athées, les textes des principales religions comportent tous « des propos qui dénigrent et prônent la haine contre les incroyants, les femmes, les homosexuels ou certains groupes ethniques ou raciaux, des propos qui parfois appellent à la violence, voire à la violence mortelle. Les religions constituent donc une importante cause de propagande haineuse contre plusieurs groupes ».
Le paragraphe en question protège de telles diffamations et donne donc aux croyants le « droit de haïr avec Dieu de leur côté », déclare pour sa part le président de l’AHQ, Michel Virard.
Cette pétition a été déposée au parlement canadien par le député libéral Marwan Tabbara mais n’a pas reçu l’aval de la ministre de la Justice. Au Québec, la pétition reçut presque autant de signatures que celle contre le blasphème mais n’a malheureusement pas été suffisamment relayée dans le reste du Canada. Il faudra donc y revenir.
J’ai eu pas mal de fun quand l’église Unitarian Universalist a menacé de me poursuivre en « justice » pour libelle blasphématoire en juin 2012. Voici ma « piece de resistance ». . . ?
https://mobile.twitter.com/robinedgar/status/1010710369168326657
Daniel, Merci beaucoup d’avoir mentionné la pétition, lancée par Libres penseurs athées, contre l’exception religieuse dans la loi sur la propagande haineuse (article 319). Il faudrait mentionner aussi les raisons, ou plutôt les excuses, évoquées par la ministre Jody Wilson-Raybould pour rejeter notre pétition : elle a cité une ANCIENNE version de cette exception, une version qui ne mentionnait pas « un texte religieux auquel il croit ». Ce bout de phrase a été ajouté en 2003, en même temps que l’ajout de l’orientation sexuelle à la liste des groupes identifiables, afin de calmer les inquiétudes religieuses de plusieurs députés homophobes. La ministre s’est faite donc complice de la droite chrétienne en cachant ce fait important. Voir : https://www.atheologie.ca/communiques/2018-04-24/
Il faut rappeler aussi que les associations CSA et BCHA qui ont appuyé l’abrogation du délit de blasphème (article 296), bien qu’elles se disent « secular », s’opposent toutes les deux farouchement à la laïcité d’État (impliquant une interdiction du port de signes religieux par les fonctionnaires). La BCHA s’est même déclaré explicitement contre la laïcité en mentionnant ce mot français dans un mémoire (en anglais) présenté au comité parlementaire qui a étudié les conséquences de la motion M-103 (qui condamne « l’islamophobie et toutes les formes de racisme et de discrimination religieuse systémiques »). Voir https://www.atheologie.ca/blogue-098/
En effet, je considère qu’il est prématuré de fêter l’abrogation de l’article 296 sans se préoccuper de cette inquiétante M-103. Oui, je sais très bien qu’il ne s’agit pas d’une loi, seulement une motion. Mais depuis quelques décennies, bien que les lois anti-blasphème se font abroger un peu partout, la censure légale que faisaient celles-ci se remplace par la censure sociale imposée par les grands médias et les médias sociaux. Les fumeuses accusations d’« l’islamophobie » constituent le délit de blasphème du XXIe siècle. La répression retirée par une main est réimposée par l’autre.
Merci de complément d’information sur des groupes que je connais moins.