Plusieurs ont de la difficulté à suivre le raisonnement de Gérard Bouchard tellement ses interventions semblent confuses et souvent illogiques. C’est que Gérard Bouchard n’ose pas appeler les choses par leur nom. Il faut presque faire une analyse structurale de ses textes et déclarations pour comprendre que sa pensée est en harmonie avec le principe de neutralité religieuse « réelle et apparente » de l’État, mais qu’il n’en tire pas les conclusions qui s’imposent.
À l’époque de la commission sur les accommodements raisonnables qu’il coprésidait avec Charles Taylor, on pouvait croire que l’interdit du port de signes religieux limité aux agents en autorité coercitive était dicté par la recherche de compromis avec Taylor Ce dernier a en effet toujours rejeté l’idée de la neutralité apparente pour en restreindre le principe au seul geste posé par l’agent, d’où le sophisme suivant : c’est l’État qui doit être laïque et non les agents!
La position de Taylor, c’est en fait celle de la « neutralité bienveillante » qui a été rejetée par la Cour suprême dans son jugement sur les prières municipales (Mouvement laïque québécois contre Saguenay). La cour a plutôt statué que la nécessaire neutralité religieuse de l’État devait être « de fait et d’apparence ». La neutralité de fait, c’est celle du geste posé par l’agent et personne ne va nier cette nécessaire dimension de la neutralité. Quant à la neutralité apparente, c’est celle qui est visible et qui inclut les lieux et les personnes qui y travaillent.
Mais même si le compromis entre Taylor et Bouchard n’a pas tenu la route bien longtemps, ce dernier persiste à limiter la neutralité apparente aux seuls agents en autorité coercitive. Dans un texte publié dans La Presse du 5 avril où il cherche à s’expliquer, il rejette l’idée voulant que le port d’un signe religieux par un policier ou un juge compromettrait son impartialité ou sa neutralité. Cette prétention, dit-il avec raison, est sans fondement. Mais cela ne vaut que pour la neutralité du geste.
Au paragraphe suivant, il précise quel est le véritable motif de cette interdiction : « il importe que ces agents projettent une image d’impartialité afin d’inspirer une confiance maximale chez les prévenus ou les justiciables». C’est donc la neutralité apparente qui est recherchée et non seulement la neutralité du geste.
Mais pourquoi limiter cet aspect de la neutralité religieuse de l’État aux seuls agents en autorité coercitive? Pourquoi assurer cette neutralité uniquement face aux prévenus et aux justiciables plutôt qu’à l’ensemble des usagers des services publics? Parce ce que ces agents, nous dit Bouchard, « peuvent décréter de lourdes sanctions (incluant des peines d’emprisonnement) ou même faire feu sur un citoyen. L’exercice légitime de la violence physique constitue un pouvoir hors de l’ordinaire qui justifie une mesure exceptionnelle. »
Fonctionnaires et enseignants
Les fonctionnaires et les enseignants n’ayant pas ce pouvoir d’arrestation et de détention, il considère « radical » de leur appliquer le devoir de neutralité apparente. C’est là qu’on perd toute logique. Bouchard fait de la neutralité et de la laïcité une affaire policière, ce qui en travestit les fondements. Selon sa logique, si une enseignante pouvait battre un élève et le garder en réclusion, il serait légitime qu’on lui interdise de porter un signe religieux. Pourtant, l’apparence de neutralité d’un enseignant ou d’une enseignante – qui s’incarne notamment dans leur habillement ‑ est beaucoup plus importante que la neutralité apparente d’un gardien de prison.
Et même si un fonctionnaire n’a pas l’autorité de procéder à une arrestation, il a la responsabilité d’appliquer la loi. Il a ainsi le pouvoir de refuser un service, comme par exemple délivrer un permis de conduire, s’il juge que le requérant ne répond pas aux exigences de la loi. Il en va ainsi de tout fonctionnaire qui, sous cet angle, représente l’autorité de l’État et la met en application.
Mais Gérard Bouchard n’a pas le courage d’aller au bout de son raisonnement et continue d’avancer une position bancale. L’extension de la proscription du port de signes religieux aux enseignants et enseignantes tel que prévu dans le projet de loi sur la laïcité est un pas dans la bonne direction. Il est à espérer qu’un jour l’ensemble des institutions publiques projetteront une réelle image de neutralité conforme avec la laïcité.
Texte soumis à La Presse et au Devoir en tant que vice-président du Mouvement laïque québécois mais non publié par ces deux quotidiens.
La question est posée? Qu’est-ce que l’État? L’État peut-il exister sans ses agents? Si l’État doit être neutre de fait et d’apparence, ses agents doivent également être soumis aux mêmes exigences de neutralité de fait et d’apparence.
Vous dites : « Dans un texte publié dans La Presse du 5 avril où il cherche à s’expliquer, il rejette l’idée voulant que le port d’un signe religieux par un policier ou un juge compromettrait son impartialité ou sa neutralité. Cette prétention, dit-il avec raison, est sans fondement. »
Donc, vous êtes d’accord avec lui qu’un symbole religieux ne compromet pas du tout l’impartialité d’une personne? Dans le livre « Moral tribes : emotion, reason, and the gap between Us and Them », Joshua Greene y dit :
« humans were designed for cooperation, but only with some people. Our moral brains evolved for cooperation within groups, and perhaps only within the context of personal relationships » (p. 23). « morality […] evolved not only as a device for putting Us ahead of Me, but as a device for putting Us ahead of Them. […] morality evolved as a device for intergroup competition. […] morality did not evolved to promote universal cooperation. […]value judgments […] are produced by automated progames, ones that are sensitive to low-level cues. […] How people dress, wash, eat, work, dance, sing, joke, court, have sex, et cetera-all the rules that govern daily life-can serve the nonarbitrary function of making strangers seem strange, thus separating Us from Them » (p.24 à 26, 48, 51).
À la page 51 il dit que « the most salient delimiters of Us versus Them is race », mais la religion lorsqu’elle est affichée est très « salient ».
Et il cite le fameux Tajfel. He « found that people favored in-group members even when group assignments were explicitly made randomly » (54).
La littérature scientifique démontre largement que l’effet de l’identification à un groupe est fort et qu’un simple chandail de couleur différente peut créer un comportement différentiel qui favorise les membres « in-group » sans que les individus s’en rendent compte. La religion, c’est beaucoup plus qu’un regroupement de personne en fonction d’une couleur arbitraire… c’est justement très identitaire, personnel, fort, communautaire (je ne vous apprend rien). Les symboles ont des effets, même si c’est surtout inconscient et qu’on se rend pas compte de l’influence qu’ils ont sur nous.
Je croyais que vous étiez d’accord que le symbole est un facteur d’influence. J’aimerais mieux comprendre votre perspective à ce sujet.
Vous faites bien de signaler cette apparente contradiction. Je suis tout à fait d’accord pour dire que la religion oriente et même détermine nos comportements sociaux et nous rend plus coopératifs envers nos semblables, c’est-à-dire nos coreligionnaires lorsque c’est le cas. C’est d’ailleurs le sujet d’un de mes chapitres dans Tout ce que la science sait de la religion.
Ce que j’ai voulu dire dans ma réplique à Gérard Bouchard, c’est que le fait de porter un signe religieux ne va pas nécessairement entrainer un geste religieusement non neutre de la part d’un agent en autorité. Un policier sikh qui porte ses symboles religieux ne va pas nécessairement donner une contravention plus sévère à un citoyen musulman ou sans appartenance religieuse visible. C’est dans ce sens que les Bouchard et cie parlent de geste neutre. Toutefois, l’agent pourra en lui-même être perçu comme non neutre de la part du justiciable ou de l’usager de service et cela suffit pour proscrire le port de signe religieux, ajouté à cela la nécessité de rendre visible la laïcité de l’État.
Plus profond, le dilemme de la séparation de sa foi et de sa raison.