Pour certains, la liberté politique est un projet viable, mais pas une fin en soi. Tous ces nationalistes mous sont-ils des traîtres chez nous? Réflexions sous forme autobiographique.
Le 20 mai 1980, la voix cassée par l’émotion, René Lévesque concédait la victoire au camp du Non. Dans les estrades, un père, son jeune fils dans les bras, pleurait à chaudes larmes le pays perdu.
Je me suis longtemps moqué intérieurement de cette image. Oui, nettement, je manquais d’empathie; ça m’est venu sur le tard, avec les enfants et le visionnement de films de filles. Mais surtout, je ne comprenais fichtrement pas comment une bonne nouvelle pouvait attrister quelqu’un. Parce que du haut de mes 12 ans, j’avais finalement décidé que le Québec devait demeurer dans le Canada. Et, je vous jure, je ne soupçonnais même pas l’existence des Rocheuses.
La première position politique claire que j’ai soutenue, c’est le pacifisme. Pourquoi? Je n’en suis pas bien sûr. Je me souviens des images de la Deuxième Guerre mondiale, omniprésentes dans les années 70, comme si le monde exorcisait encore l’horreur survenue 30 années plus tôt. Un documentaire sur l’Holocauste visionné en histoire m’avait d’ailleurs profondément choqué. Des tapis faits avec des cheveux humains? Vraiment? La bête humaine était capable de ça? Mais plus inquiétant pour un gamin de 12 ans: la guerre froide laissait présager que l’horreur pouvait se répéter. Envisager la Troisième Guerre mondiale me terrifiait. Comprenez que j’étais une lavette totale, pas sportif pour deux sous: l’idée de me battre impliquait nécessairement dans ma tête une écrasante défaite.
Donc, pour moi, le grand péché humain, c’était la guerre. À partir de cette grille d’analyse sommaire, ma réflexion sur le débat national était simple: la souveraineté, ce n’était pas la création d’un pays, mais la création d’une frontière. Considérant la folie engendrée par ces divisions artificielles, ne valait-il pas mieux s’en tenir au statu quo? Aimons l’Ontarien, il nous le rendra bien!
Je me trompais un brin, je le concède. Mais je mentirais en disant que ce pacifisme précoce n’a laissé aucune trace. Je me méfie toujours de la dévotion vouée à un drapeau; trop souvent, l’instinct grégaire anesthésie l’intelligence. L’indépendance, je veux bien, mais pas au prix de l’indépendance d’esprit.
Après l’écrasement des forces du Oui, le Québec s’est tapé un important blues post-référendaire. Le rêve du pays s’est étiolé et, comme quoi un malheur n’arrive jamais seul, l’économie aussi. On aurait dit qu’à force d’annoncer les pires calamités financières en cas de victoire des séparatistes, les fédéralistes avaient déclenché l’ire des Dieux de la prospérité.
La récession de la fin des années 70 et du début des années 80 mettait fin à une décennie économique houleuse et, surtout, à une séquence de 30 ans de croissance économique ininterrompue en Occident. Durant cette période idyllique, pompée par l’État-providence, une nouvelle catégorie sociale avait émergé: la classe moyenne. Pour la première fois de l’Histoire, quelqu’un parti de rien pouvait aspirer à être moyen: y a pas de petites ambitions.
Mais la redistribution de la richesse implique des sacrifices, surtout de la part des riches. Profitant d’une brèche dans la théorie keynésienne, qui voyait d’un bon oeil l’intervention de l’état dans l’économie, une autre école de pensée s’est imposée à la faveur de la crise: la nouvelle économie classique. Comme le Coke classique introduit après la catastrophe gustative du Nouveau Coke, c’était une façon de dire «en arrière, toute!». La bonne époque, a-t-on commencé à claironner, c’était celle du laissez-faire. Le néolibéralisme entreprenait son Grand Bond en avant. L’État, qui était une solution, est devenu, dans les mots mêmes de Reagan, le problème.
Bien sûr que l’ado que j’étais ignorait tout de ces concepts. Mais j’en subissais sans en être conscient ses effets. Ma famille était arrivée à Port-Cartier sur la Côte-Nord quelques années plus tôt, en 1975. Mon père avait décroché un emploi pour la compagnie Rayonnier Québec, filiale de la multinationale ITT. Nouvel environnement, nouvelle maison, nouvelle vie, nouveau départ: l’avenir semblait radieux, si on excepte le fait que l’été durait trois jours plutôt que trois mois.
Quelques années plus tard, tout était fini. La compagnie fermait l’usine toute neuve, agacée par les demandes de ses employés en grève. Le mot rationalisation n’était pas encore à la mode que ma famille en était déjà victime. Nous étions des hipsters de l’injustice économique.
Pour se sortir de la dèche, mes parents se sont lancés dans… l’élevage de visons. Note amusante: un vison, c’est de la même famille que la mouffette. L’odeur que j’ai traînée des années durant explique sans doute que j’ai été le dernier puceau de mon cercle d’amis. Plus sérieusement: du jour au lendemain, nous sommes passés de la classe moyenne à la classe agricole. On ne manquait de rien, surtout pas de canne d’Alphaghetti pour dîner, mais on travaillait fort… pour zéro argent, la vente de produits hauts de gamme étant passablement en chute libre, récession oblige. Qui plus est, on trimait comme des damnés pour élever des bêtes qu’on massacrait dans le seul et unique but de fournir des manteaux de luxe à des pimbêches ménopausées se plaignant de bouffée de chaleur et c’est normal TU PORTES UN MANTEAU DE VISON!!! J’étais frustré, clairement; une sexualité réprimée produit invariablement ses effets. Mais j’en voulais surtout à mes parents de s’être lancés dans une telle aventure. Mon père me répondait qu’il faut bien travailler pour vivre. Maintenant que j’y repense, je crois qu’il avait rêvé un moment de ne plus être l’esclave des décisions aléatoires d’une grosse compagnie.
Il arriva ce qui devait arriver, la ferme fut un échec; mes parents se sont retrouvés sur les mesures conservatoires; ils ont réussi à éviter la faillite, mais la maison a été engloutie dans les dettes. Longtemps après, mon père a vécu refermé sur lui-même, sans doute aigri d’avoir tout perdu en milieu de parcours.
Je n’ai pas vécu la première fièvre référendaire. Je n’ai pas davantage éprouvé l’amertume de la défaite. Je n’ai pas vu mon père pleurer parce qu’il avait perdu un pays.
J’ai vu mon père en colère parce qu’il avait perdu sa maison.
À suivre…