Pour certains, la liberté politique est un projet viable, mais pas une fin en soi. Tous ces nationalistes mous sont-ils des traîtres chez nous? Réflexions sous forme autobiographique.
«Ti-Poil, y est jamais content.»
C’est par ces mots qu’on me résuma la frustration de René Lévesque au lendemain de la nuit des Longs Couteaux en 1981, lorsque l’acte constitutionnel fut accepté dans son dos grâce aux tractations de l’homme qui allait devenir plus tard un aéroport: Pierre Elliott Trudeau.
La phrase avait été prononcée par mon ami Claude, 14 ans, mais il la tenait de son père, le très coloré Ti-Paul. Il faut dire que la ferveur nationaliste de Ti-Paul était suspecte. La preuve: il détestait copieusement le Canadien de Montréal, et ce, avant même l’arrivée des Nordiques. Encourager pendant des années les Bruins de Boston en hurlant «Tue-lé! Tue-lé!» avait visiblement fini par lui rogner la fibre identitaire.
Les enjeux de cette évidente trahison du clan fédéral m’échappaient complètement, encore une fois. Je ne devais pas être le seul. Maintenant que je comprends de quoi il en retourne, je suis étonné que les Québécois n’aient pas séparé leur pays physiquement avec une pelle en espérant qu’il dérive le plus loin possible du Canada. À la veille du référendum, M. le Futur Aéroport avait juré la main sur le coeur qu’il allait renouveler le fédéralisme, mais il avait omis de dire qu’il renouvellerait en même temps la fourberie. J’imagine que les gens devaient éprouver de la honte à s’être fait si cavalièrement avoir. Qui a envie de montrer sa minoune quand il croit avoir acheté un char de l’année?
Le rapatriement unilatéral de la Constitution était une injustice flagrante, donc. Ma pauvre éducation politique m’empêchait de saisir les ramifications complexes de l’affaire. En plus, je n’étais même pas assez éduqué pour ressentir de l’injustice autrement que pour mon triste sort d’adolescent incompris. Mais tout ça était sur le point de changer. Brève histoire de mon cheminement idéologique:
D’abord, je l’avoue: mon cerveau d’enfant a été formaté à mon insu par un organe du parti communiste français: Pif Gadget. Pour les plus jeunes, Pif Gadget était une revue de bandes dessinées française très populaire dans les années 70 et 80. Sa popularité tenait beaucoup au «gadget», la bébelle en plastique qui accompagnait la BD. Il faut comprendre que tout ça, c’était avant l’invention du Dollarama, à une époque où les bébelles en plastique avaient un potentiel d’intérêt pour l’enfant moyen qui se calculait en semaines plutôt qu’en secondes.
Je l’ai appris tout récemment et à ma grande surprise que Pif avait été fondé par des communistes. Pourtant, nulle part, on n’y faisait la promotion de la dictature du prolétariat. Par contre, le magazine était clairement animé par des valeurs humanistes. Rahan, homme blond du paléolithique, penchait toujours du côté de la bonté envers ses frères un peu retardés de l’âge des cavernes, tous brun. C’était une allégorie de base, convenons-en, mais ça marque son préado. Surtout, chose étonnante pour une revue destinée aux enfants, on y proposait des débats d’idées. Je me souviens d’une bande dessinée en deux volets: dans le premier un amateur de chasse défendait son sport; dans le second, un amoureux des animaux décriait le massacre. À la fin, on était invité à nous faire une idée par nous-mêmes: pour ou contre la chasse.
C’est quand même autre chose que Passe-Partout qui se lamente à n’en plus finir de ses petites misères, le nez planté dans son nombril, avouez.
On m’a donc appâté avec un sous-marin mû au bicarbonate de soude; je m’en suis tiré avec des valeurs de solidarité et l’esprit critique. Pas mal.
J’ai l’air de faire des blagues, mais non. C’est la culture populaire qui a fait mon éducation politique. Sur ce fond acquis de valeurs humanistes, j’ai fait la transition de l’adolescence à l’âge adulte dans les années 80, l’âge d’or de la chanson à message. Les baby-boomers crieront que c’était les années 60 — les baby-boomers crient toujours qu’ils ont tout inventé —, mais à mon époque, on faisait des chansons de Noël à message. Do They Know It’s Christmas, that was da shit. Oui, il y avait eu Happy Xmas de John et Yoko, mais les chansons à message de mon époque servaient à amasser des fonds! Les artistes s’engageaient ensemble et en grand nombre pour soutenir des causes. Live Aid contre la famine en Éthiopie; Sun City contre l’Apartheid; la tournée Human Rights Now qui faisait la promotion des droits de l’homme. Peter Gabriel défendait des rebelles qui croupissaient en prison; Bronski Beat portait la cause homosexuelle comme un étendard; Bono gueulait contre la guerre civile au Salvador; même Daniel Lavoie berçait les matantes avec Ils s’aiment, chanson d’amour sur fond d’apocalypse planétaire probable.
Un cynique y verrait un effet de mode. Mais une ligne de force se dégageait de cette enflure de bons sentiments: le monde est une chose cruelle qui mérite qu’on s’y attarde. Les problèmes internationaux emplissaient les écouteurs de mon Walkman™. J’écoutais, curieux d’en apprendre plus, révolté dès que j’en savais davantage. On raille souvent l’engagement politique des artistes qui ne servirait qu’à leur donner bonne conscience. Je suis la preuve vivante qu’il peut en éveiller, des consciences.
Avant de ressentir l’injustice de notre situation nationale, j’ai donc été choqué par les iniquités sociales. La hiérarchie de mes indignations suit bêtement leur ordre d’arrivée dans ma vie. Conséquence: je souffre plus de voir un itinérant gelé à Montréal qu’un drapeau brûlé à Sudbury. Certains diront que ça tombe sous le sens. Mais à voir le puissant effet de levier politique du sentiment identitaire au Québec depuis 2007, je n’en suis pas si sûr. J’y reviendrai.
Me voilà donc au sortir de l’adolescence, un peu plus renseigné, l’outrage prêt à être dégainé dès que se manifestait la stupidité de l’homme contre l’homme. J’étais mûr pour recevoir la claque de Meech en pleine gueule.
À suivre…