[critique spectacle] Formidable relecture de Portishead par Thus Owls et compagnie
Ça faisait (trop) longtemps qu’on avait entendu en concert l’écorché trip hop de Portishead, troupe qui vit le jour à Bristol en Angleterre, en 1991.
Pour ce journaliste, la première fois, c’était en 1998 à Québec (au D’Auteuil, peut-être), par un groupe hommage, doté hélas d’un novice platiniste. Ledit groupe se nommait justement Dummy, en l’honneur du premier album de la formation anglaise, qui fête par ailleurs ses 25 ans cette année.
Plus tard dans la même année, par le truchement d’un CD et d’une cassette VHS, on a enfin pu entendre et voir live la formidable chanteuse Beth Gibbons s’enchaîner cigarette sur cigarette en chantant avec son groupe, majoré de plusieurs autres musiciens dont un orchestre classique. On parle ici de cette fantastique captation de concert nommé Roseland NYC Live, enregistrée l’an précédent, qui fut également diffusée à l’époque sur Musique Plus.
Fast forward 13 ans plus tard, jusqu’à cet inoubliable concert de Portishead, à Montréal, en chair et en os, en octobre 2011, sur un frisquet mais ô combien magique Quai Jacques Cartier, où 11 000 fans étaient venus enfin communier (la dernière visite du groupe dans la métropole datant de 1998).
Ce soir-là, le groupe de Geoff Barrow et d’Adrian Hutley avait joué beaucoup de titres issus de l’album Third paru en 2008 (soit 7 pièces sur un total de 15), tout en soulignant l’importance de leur premier disque en en interprétant 5 chansons.
Lundi soir dernier, à l’intime Cinquième Salle de la Place des Arts, même si c’était le 1e juillet, on ne célébra non pas le Canada ni la journée québécoise du déménagement mais bien le quart de siècle de cet album immense qu’est Dummy, dans le cadre du Festival International de Jazz de Montréal.
Et comme à chaque fois où l’on visite une salle de la Place des Arts, on se surprit de l’ambiance froide et austère qui y règne. On se croirait dans un musée poussiéreux, où avoir du fun comme les jeunes en 2019 est mal vu, voir proscrit. Photos et vidéos interdites, pas même le droit d’utiliser son cellulaire pour texter ou prendre des notes, et ce même en mettant la luminosité de notre écran au minimum. On n’était pas habitués à ça, faire fî de la technologie pendant un peu moins d’une heure et demie.
Un mal pour un bien, comme on a pu apprécier – sans distraction visuelle aucune – chaque note de ce fort bel hommage à un groupe, un album et un style musical important, du moins pour les mélomanes de plus de 35 ans.
Car ce à quoi on eut droit ne fut pas de bêtes reprises en mode copié-collé pareilles comme sur l’album de ‘94. Oh non, c’est plutôt une Relecture avec un R majuscule. Après OK Computer de Radiohead et The White Album des Beatles de la série Re: Création du FIJM, le batteur Pete Pételle et sa nouvelle troupe se sont approprié Dummy, en lui restant joliment fidèle, oui, tout en insufflant une petite dose d’impro, d’extrapolations et leurs couleurs à eux. Avec brio.
En particulier Erika et Simon Angell, le parfait duo menant la formation Thus Owls, respectivement à la voix (alternant entre sensuelle ou douce, et écorchée du fond des tripes) et aux guitares tapageuses et/ou suintantes. Les deux trituraient souvent leurs sonorités à l’aide de moult pédales de distorsion, pour amener le tout au seuil du psychédélique. On se permettra de les tutoyer ici, comme les époux portent le même nom de famille.
Le trio susmentionné était complété des multiinstrumentistes Blaise Borben-Leonard (claviers et orgues, parfois au violon) et Marc-André Landry (basse, parfois clavier), et de l’excellent platiniste DJ Noyl. Ce dernier ajoutait minutieusement des scratchs aux moments opportuns, lorsqu’il n’insérait pas des beats ou échantillonnages très fidèles à ceux qu’on retrouve sur l’œuvre originale. Du bien beau travail.
Dès 19h15, la pièce Mysterons lança le bal, comme sur le disque, avec la voix chevrotante et ô combien intense de la talentueuse Erika (qui n’essayait pas de singer Gibbons, pas besoin) et la guitare scintillante de Simon, les parfaits scratchs du DJ et les roulements de caisse claire de type militaire cadençant la pièce.
Dans la pénombre à contre-jour suivit la suave et sensuelle Sour Times, avec Borben-Leonard qui troqua son clavier pour un violon, alors que Simon jamma joyeusement le solo, wow! « Nobody loves me… », on était dans l’émotion. Ensuite, Strangers alterna parfaitement entre bluesy et plus rythmé, avec une belle grosse basse, assaisonné de cool échantillonnages. Ça groovait pas mal!
On baissa ensuite le tempo pour la veloutée It Could Be Sweet, alors que le DJ nous balança un bon gros beat, pendant que Simon saisit un archet pour sortir quelques sons dissonants de son écarlate Gibson semi-acoustique, avec en prime les claviers de Borben-Leonard en mode boite à musique.
S’en suivi Wandering Star et sa basse immense et son tempo qui fit instantanément dodeliner de la tête, pendant que les parfaits scratchs de riff de guitare ou de cuivre firent sourire tout autant. Et c’est sans mentionner les salves d’orgue, aussi excellentes qu’envoûtantes. Et hop, on saute par-dessus It’s A Fire, pour jouer immédiatement Numb, avec son « yeah » sympathiquement scratché, ses effets distorsionnant la voix tout en magnifiant la tristesse émanant des paroles de la pièce.
Or, les frissons de l’introspection firent leur apparition avec Roads. Le wah-wah de sa guitare, le doux violon, la voix à fleur de peau, si exquise, si puissante. Et ces éclairages vaporeux et enfumés, comme dans un rêve éveillé. Après, vint Pedestal avec sa basse bien haute qui groova en mode up-tempo, alors que le scratch de Noyl sur un solo de trompette nous rappela ce p’tit génie de Kid Koala. On oublia même que Simon était sorti de scène le temps d’une pièce.
Biscuit avec sa boucle d’échantillonnage de section de cuivres, son duel entre orgue relaxe et guitare criarde, et sa chanteuse accroupie et vulnérable, pour finir avec son scratch vocal très jazz et ultra-maîtrisé. Avant le rappel, la formidable Glory Box nous envoûta, de par son fini feutré, voire blues, son « I just wanna be a woman », son côté aigre-doux du quiet-loud-quiet cher aux années 1990 (i.e. Creep de Radiohead, tout Nirvana, et cetera). En particulier lors de sa finale tonitruante, où le bruitisme et les feedbacks de tous nous foutèrent une belle raclée, juste avant de nous montrer la sortie, non sans avoir interprété la lumineuse It’s A Fire, portée par son solide orgue.
Bref, on eut droit à un mémorable concert de 70 minutes, où figuraient toutes les subtilités et nuances qu’on attendait (bravo à DJ Noyl), de même que la couleur unique de Thus Owls. Si vous ne les avez pas encore découvert, sachez que le post-indie alternatif (c’est un style?) de ces derniers tient autant des univers de Bjork que de ceux de guitaristes émérites comme Jon Spencer et Marc Ribot – et ce n’est que la pointe de l’iceberg. Encore!
Gros merci pour l’article, ca fait vraiment plaisir.