BloguesDenis McCready

Auto-goulag

J’ai une mémoire particulière. J’oublie des choses à une rapidité phénoménale, j’oublie même des gens, leur nom, leur visage jamais, mais les noms et parfois les sentiments aussi. Je vis dans la terreur qu’une femme pourrait se présenter devant moi, évoquer notre passé avec un regard plein d’attentes et que je sois complètement désarmé, amnésique et sans excuses.

Pourtant j’arrive à me souvenir d’une grande quantité d’informations apparemment inutiles, parfois avec des détails hallucinants, des faits divers insolites, certains événements insignifiants, d’autres de l’ordre du scientifique, des chiffres, des statistiques. Je fais souvent des recoupements entre des choses lues il y a 20 ans et des nouveaux événements. Je peux discourir de n’importe quoi au niveau anecdotique. Un peu trop même. Mon esprit est curieusement intemporel, je me sens parfois comme si je n’avais que 16, 22, 31 ans. J’en ai 44. Je sens/sais que le temps avance et je suis toujours en train de regarder devant. Comme une sentinelle postée sur la proue d’un bateau, regardant au delà de la brume qui m’accueille, naviguant au ralenti, incertain de ce qui est devant, j’informe les autres qui gouvernent à l’aveugle, et quand je sens une grande masse à travers l’épaisseur du brouillard, un iceberg ou un rocher, je lance un grand cri. Je n’ai aucune manière de changer le bateau de direction, je n’ai pas les mains sur le gouvernail et de toute façon l’inertie du mouvement rend toute manoeuvre lente et laborieuse. En bateau comme dans la société.

Je ne saurais pas faire la liste de toutes les informations qui me font penser ce que je vais écrire, mais j’en suis certain.

Nous sommes très avancé dans le processus d’auto-emprisonnement ; plus que le dérèglement climatique ou la crise économique, ce qui nous menace avant tout c’est l’auto-goulag.

Un jour un fermier me racontait qu’il existe des système d’auto-traite des vaches. La vaches se sent pleine, elle marche vers la machine, se fait traire et retourne à son enclos. J’ai trouvé ça ingénieux. Maintenant ça me terrifie. J’ai l’impression que chacun de nous est en train de choisir les meubles, les murs, les fenêtres et le cadenas de sa prison individuelle et qu’on va collectivement s’y installer sans rouspéter moyennant qu’il y ait une connexion Internet et qu’on ait une bonne réception cellulaire.

Quotidiennement, on nous place devant l’obligation de choisir volontairement une restriction de notre liberté parce que c’est plus facile. Sans se faire forcer, on doit dire oui à un règlement trop long à lire parce qu’on veut utiliser le produit immédiatement. Même en l’absence d’un ordre direct on choisit de respecter une consigne parce qu’elle est trop compliquée à contester et que ça nous ferait perdre plus de temps que d’acquiescer sans mots. Il n’y a personne au visage autoritaire qui nous présente le formulaire d’impôt ou la facture, pourtant on finit quand même par payer la surtaxe sur la santé, sur l’éducation ou sur notre compte d’électricité parce qu’on se dit qu’il n’y a rien à faire de toute façon. On voyage en avion par plaisir ou par affaire et on accepte de se faire tâter par un inconnu pour y avoir droit, sachant qu’il faudrait conduire ou prendre le bateau sinon. On utilise quotidiennement, et avec un certain appétit, un téléphone, un ordinateur, alors que les gouvernements du Canada, des États-Unis, de l’Angleterre et de la France tentent depuis des mois de voter des lois leur donnant le droit d’avoir accès à toutes nos communications, aux sites Web qu’on visite, aux gens à qui on écrit, aux courriels envoyés, aux vidéos regardés, aux livres lus et à la musique écoutée.

Je n’ai aucune solution à proposer autre que de militer haut et fort contre ces lois qui veulent réduire nos libertés, d’exprimer son refus lorsque l’occasion se présente, d’écrire partout quand on se sent brimé. Qui ne nie point, consent. Cette phrase me hante. Elle me tue.

Malgré tout ça, je ne peux m’empêcher d’imaginer un monde complètement débranché où l’on redécouvrirait le plaisir d’être ensemble, face à face, où l’on écrirait et lirait des mots sur papiers, transportés par une enveloppe qui a mis quelques jours à se rendre, où on n’aurait jamais à s’enregistrer nulle part et où on laisserait de belles traces derrières soi : nos oeuvres, nos enfants, l’empreinte de nos pas sur le sol, le sol non pavé.