BloguesDenis McCready

Montrer des enfants morts ne sert à rien.

(Note : Ce blogue ne contient aucune photo choquante, seulement des mots.)

Nous vivons en zone de paix, nous dormons tranquillement la nuit, nous n’avons pas faim, ni peur de recevoir une bombe sur la tête. À l’autre bout du monde, des enfants palestiniens sont tués par l’offensive israélienne sur Gaza, des civils israéliens reçoivent des bombes artisanales du Hamas, des passagers d’un avion civil sont répandus dans un champ comme des poches de patates éventrées. Ces images choquantes, horribles, non filtrées nous arrivent de tout bord, tout côté. Beaucoup de gens sont maladroits avec ce type de photos. Après tout, ils ne sont pas photographes de guerre ni éditeurs de presse. Certains pensent que c’est une bonne chose de les réafficher sans avertissement sur les réseaux sociaux. Depuis quelques jours, Facebook, Twitter et les autres réseaux sociaux sont inondés de photos de cadavres d’enfants, mais montrer des enfants morts ne sert à rien.

Certaines photos sont tristes, comme cet enfant emmitouflé dans du coton, un peu de sang autour du visage, les yeux fermés, l’air de dormir. Le dernier sommeil.

D’autres sont choquantes, trop détaillées, traumatisantes, comme ce père qui se penche en criant sur son enfant inerte sur le lit d’hôpital : il lui manque la moitié du crâne. Comme si un ogre avait simplement croqué la moitié de sa tête pour y goûter. L’ogre de la guerre.

J’ai vu cette image de l’ogre une seconde, et j’ai rapidement cliqué sur l’onglet de Facebook me permettant de ne plus suivre cette personne. La photo a disparu de mon fil de nouvelles. J’étais en colère contre cette personne. Ce n’était pas de l’autocensure, simplement un choix. Je n’aime pas voir des photos d’enfants qui souffrent. Et ça ne me sert à rien.
Je n’ai pas besoin de voir un meurtre pour savoir que le meurtre est une mauvaise chose, je n’ai pas besoin de voir un viol pour me conscientiser à l’horreur du viol, j’ai eu suffisamment de récits de la part de mes amies qui en ont été victimes pour comprendre que mes yeux sont de trop pour saisir cette horreur. Je n’ai donc pas besoin de voir un enfant mort pour savoir que la majorité des civils tués à Gaza sont des enfants, et que c’est révoltant.

Je vais tout de suite mettre les choses au clair :

Je ne parle pas de censurer les nouvelles qui viennent du front et qui sont retransmises par des journalistes d’expérience selon un protocole professionnel avec les avertissements d’usage.

Je ne parle pas de censurer les photos que les Palestiniens, et ceux qui les aident sur le terrain font circuler sur les quelques tribunes auxquels ils ont accès pour dénoncer ces crimes contre l’humanité.

Je parle de gens qui ont le bonheur de ne pas vivre dans la zone de conflit, qui ont accès en ligne aux images des journalistes, des témoins, et qui réaffichent sans avertissement des images graphiques et traumatisantes en pensant que ça contribue à quoi que ce soit dans la sensibilisation de leurs concitoyens et la résolution de ce conflit.

Il n’y a aucune situation où le partage de ces images avec votre voisin va entraîner une telle indignation qu’un général israélien va se rendre soudainement compte qu’il faisait une grave erreur et arrêter ce massacre. Ça n’arrivera pas.

Faire circuler ces photos dans les médias sociaux sans avertissement, et sans offrir à la personne une possibilité de ne pas voir, n’accomplit absolument rien de positif. Nous vivons à Montréal et notre capacité d’influencer directement les actions du gouvernement d’Israël est quasi inexistante. Ça ne veut pas dire que nous devons nous taire et nous abstenir de manifester notre colère ; au contraire, il faut le faire à chaque fois que nous jugeons que la situation le demande. Nous l’avons fait en février 2003 contre l’invasion de l’Irak et nous le ferons encore pour d’autres événements malheureux.

Je pense qu’il y a une bonne et une mauvaise manière de disséminer ce genre de matériel graphique. En journalisme, il est habituel de faire une mise en garde avant de montrer le matériel très choquant. C’est professionnel, c’est aussi une forme de respect de l’autre de lui offrir la chance de ne pas voir. Imposer des images violentes à une personne est une violation de son intégrité physique et morale. Ni Twitter, ni Facebook n’offrent de mécanismes pour faire ce genre de mises en garde parce que les photos apparaissent toutes dans le fil de nouvelles. Je pense qu’il est temps de repenser comment nous relayons ce genre de matériel en prenant de simples précautions :

Je préconise de retirer les aperçus quand on affiche des liens, tout en soulignant qu’il y a au bout de ce lien des images qui peuvent déranger. La personne aura le loisir de suivre le lien ou non, mais elle ne tombera pas face à face avec un cadavre d’enfant, un corps déchiqueté, des membres répandus aux quatre vents.

J’ai plusieurs raisons de prendre cette position :

1 – Quand une situation volatile et révoltante comme le massacre de Gaza a lieu, il faut se demander quelle est la manière la plus efficace de sensibiliser les gens autour de nous. L’éducation demeure la meilleure approche et cela demande de relayer une information fiable, des faits rapportés par des gens qui font des recoupements, des vérifications, qui citent des sources reconnues, qui donnent des dates, qui ont pris le temps d’identifier les protagonistes de leur histoire, qui ont récolté le nom de victimes. Une photo horrible sans sources est un piètre professeur.

2 – Ce n’est pas l’image choquante qui peut changer le monde, il y en a tellement que la saturation médiatique nous demande de faire preuve d’encore plus de discernement quand vient le temps de les montrer. L’image vue dans un contexte où elle explique ce qui se passe, où elle contribue à augmenter la compréhension et la connaissance peut donner une petite poussée dans le bon sens et aider à changer le monde. Cette photo de l’enfant au demi-crâne que j’ai décrit aurait bien pu avoir été prise aux USA où récemment des policiers ont jeté une bombe assourdissante dans un lit d’enfant lors d’un raid. Rappelons-nous la photo de la petite fille vietnamienne brûlée par une explosion au napalm durant la guerre du Vietnam. Elle est loin, elle crie, la photo noir et blanc ne nous montre aucune de ses plaies dans son dos, mais dans le contexte où l’usage de cette arme était connu, cette photo demeure une des plus puissantes images du 20e siècle. Cette enfant a un nom (avertissement : la célèbre photo est disponible à ce lien) : Phan Thi Kim Phuc, elle a survécu et elle vit maintenant en Ontario.

3 – Forcer des gens à voir des horreurs est un manque flagrant de respect, pour les victimes et pour ces personnes. Réafficher de pareilles images sans mises en garde équivaut à attaquer quelqu’un psychologiquement sans le prévenir, une sorte de gifle sortie de nulle part. Alors que des centaines de Québécois-es ont quitté des pays en guerre pour venir s’installer ici avec l’espoir de vivre en paix, je soupçonne qu’aucun d’eux n’a envie de se faire imposer quoi que ce soit. Vous non plus.

4 – Il est connu maintenant qu’une personne peut subir un choc post-traumatique réel en étant exposée à du matériel choquant (photo, vidéo) alors qu’elle n’est pas sur le lieu où le matériel a été capté. La personne peut vivre par procuration le même type de traumatisme que si elle y avait été. Cet aspect du syndrome de stress post-traumatique est réel et documenté, et il y a suffisamment de suicides rapportés pour qu’on agisse avec précaution avec une exposition prolongée à ce type de matériel.

5 – Afficher des images d’enfants morts sur Facebook, Twitter, etc. en espérant obtenir plus qu’une indignation numérique temporaire est d’une grande naïveté. Il faut faire comprendre les faits – la grande majorité des victimes sont des civils, plus de la moitié sont des enfants – plutôt que de dégouter les gens sans explications. Il y a plus de chance qu’ils se sentent concernés et qu’ils agissent s’ils en ont l’occasion.

Je suis un cinéaste. Je produis des films qui sont vus au cinéma et à la télévision. Avant d’utiliser une image qui pourrait choquer, je me demande toujours : quelle est la fonction de cette image ? A-t-elle été mise en contexte de manière adéquate ? Peut-elle avoir un impact de cette manière ou y a-t-il une autre manière où elle serait encore plus forte, plus puissante ? Je vais écrire beaucoup de mots avant de montrer une image d’un cadavre. Lors de mes voyages en Bosnie et en Azerbaïdjan je n’ai pas photographié la guerre, mais l’après-guerre. J’ai vu les séquelles sur les murs et dans les rues, mais aussi sur les corps et dans le regard des gens.

Quand il s’agit d’images de personnes, d’enfants qui ne sont que des victimes impuissantes de ces crimes, je pense que nous devons nous imposer un standard moral plus élevé et nous demander comment montrer ces images pour qu’elles aient un sens. Choquer les gens est facile, les faire pleurer aussi, mais leur faire comprendre quelque chose profondément et les pousser à agir est beaucoup plus difficile. Par respect pour les victimes, nous devons faire un effort quand nous traitons de leurs images.

Nous ne sommes pas des photographes de guerre ni des éditeurs de photo de presse, nous sommes des Nord-Américains qui vivent dans des villes paisibles. Nous ne sommes pas obligés de voir pour savoir, de subir pour comprendre. Nous devrions y penser à deux fois avant d’afficher n’importe quoi, et si nous voulons le faire, il est préférable d’utiliser une mise en garde adéquate afin de permettre aux personnes qui nous entourent de contrôler leur exposition aux images. On peut faire un pas en arrière si l’on a trop avancé, cracher si ce que l’on mange n’a pas bon goût, mais il est impossible de ne plus voir ce que l’on a vu. L’anglais a un beau mot : unsee. We cannot unsee something we saw. Peut-être faut-il inventer un nouveau mot en français : dé-voir.

J’ai été bombardé de plusieurs commentaires assez costauds quand j’ai pris cette position sur Facebook, certains pensant que je prônais la censure. D’autres plaidant que seules des images choquantes peuvent sensibiliser les gens, mais c’est oublier que le dégoût et la saturation médiatique ne provoquent que l’apathie, et l’apathie n’est jamais un moteur de l’action. Nous avons vu notre lot de victimes innocentes lors de la guerre en ex-Yougoslavie, au Rwanda, lors des deux invasions de l’Irak, et il y en aura malheureusement d’autres. Je ne dis pas qu’il faut cacher ces photos horribles, seulement mieux les introduire, les doser. Nous avons un devoir de dénoncer ce qui nous indigne, mais pas de n’importe quelle manière. Avec l’instantanéité de l’internet, des téléphones mobiles, des médias sociaux, les enjeux mondiaux demandent notre attention et nous nous devons de faire un effort supplémentaire. C’est une question d’efficacité journalistique, d’hygiène mentale et de respect pour les victimes.

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MISE À JOUR 23 juillet 2014

Le journal The Telegraph publie le nom, l’âge et le lien de parenté des 132 enfants tués dans l’offensive israélienne contre Gaza. Il n’y a aucune photo, que des graphiques. Je pense que ça amène un argument de plus à ma position.

http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/palestinianauthority/10984259/Revealed-the-Palestinian-children-killed-by-Israeli-forces.html

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Note 1 : Une journaliste du Guardian a publié cet article deux jours après quelques échanges acrimonieux que j’ai eus sur Facebook. Ça a été un déclencheur pour ramasser mes idées et les partager ici. http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/jul/21/sharing-pictures-corpses-social-media-ceasefire?CMP=fb_gu

Note 2 : Les crimes contre la population d’Israël doivent aussi être dénoncés, mais comme nous le révèle le tragique ballet de la mort depuis que ce conflit est commencé, il n’y a pas de formule mathématique en cours : deux morts ne s’annulent jamais. De part et d’autre, les populations civiles paient pour les abus de pouvoir de leurs chefs, et malheureusement une des lois immuables de la guerre demeure : ce sont toujours les enfants qui souffrent le plus.

Note 3 : Au moment de mettre en ligne, un autre article aborde ce phénomène, cette fois avec les images des victimes de l’écrasement de l’avion de la Malaysian Airline en Ukraine. http://www.theguardian.com/world/2014/jul/22/graphic-images-dead-bodiues-mh17-malaysian-airlines-crash-site-social-media?CMP=fb_gu