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Les B.B. au Summum Nightclub: requiem pour une époque confondante (Dans l’accotement)

Les dimanches soirs d'Action de grâce sécrètent toujours un parfum de fin du monde because le présage d'un jour férié ou d'une journée de cégep de congé et le plaisir de la transgression; dimanche soir, nous devrions tous en être à plier notre lessive chacun chez nous la voix nasillarde de Guy A. en fond sonore, l'esprit divaguant entre les travaux à remettre la semaine prochaine et l'insoluble question: «Pourquoi avoir éliminé Jean-Philippe?» Et pourtant non, nous sommes au Summum Nightclub de Sherbrooke à nous rappeler les années 80, une décennie que nous n'avons pas vécue et que nous rétablissons chaque jour, au quotidien – dans notre musique, dans nos vêtements, dans notre cinéma -, depuis maintenant plus longtemps que leur durée originale.

Nous nous réunissons chez une amie avant la fête pour nous costumer mais il serait plus juste de dire que nous agençons les morceaux les plus excentriques de nos garde-robes déjà remplies à ras-bord de leggings, de jeans fuseau et de tops pastel. Nous pesons lourd sur le bâton de rouge à lèvres et abusons du rimmel. Arrivées au club, nous prenons notre rang dans la pénombre de la file d'attente et fronçons les sourcils en essayant de distinguer les filles costumées des filles pas costumées. Notre époque se joue de nous.

Pour l'occasion, le Summum Nightclub invite un groupe des années 90; nous n'en sommes pas à une contradiction près. Nous avons 24, 22, 20, 19 ou peut-être même 17 ans, auquel cas nous possédons de faux papiers d'identité. Nous n'avons pas vécu la première occurrence des années 80 et n'avons pas vécu non plus, ou l'avons connu à l'arrachée, l'époque où François Jean et Marie Carmen faisaient vivre à eux seuls le crime organisé, où Patrick Bourgeois côtoyait Patrick Swayze sur les murs de chambres des adolescentes et où Alain Lapointe était le membre le moins flamboyant du trio le plus populaire du showbiz québécois. Cela ne nous empêche pas de scander «Pourquoi t'es dans la lune?». Il fait beaucoup trop chaud pour nous demander si nous sommes ironiques ou pourquoi nous n'en finissons plus de squatter les références des autres. Nous savons que la radio, momifiée dans les bandelettes du succès-souvenir depuis au moins 15 ans, a sans doute à voir avec ça. Nous sommes la génération paléontologue mais nous ne voulons surtout pas nous salir les mains.  

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«Il faut vraiment ne pas avoir vécu les années 80 pour aimer les revivre à ce point.»

– un ami

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J'aurai vu les B.B. trois fois dans ma vie et j'en conserverai des souvenirs aux contours flous.

La première fois, à l'Auditorium Dufour de Chicoutimi, j'avais quatre ans.

La deuxième fois, au Théâtre du Cuivre de Rouyn-Noranda, j'avais six ans. Resté pour la séance de signatures, Bourgeois allait approuver mon look: «T'es beau bonhomme!» Le compliment inclusif ultime, l'imprimatur suprême, sachant que «Beaux Bonhommes» est la plus probable signification de l'acronyme B.B. Ma mère m'avait mis autour du coup un très tendance bolo.

La dernière fois, au Summum Nightclub de Sherbrooke dimanche soir, j'avais 24 ans et avalé presque autant de gin tonic.  

Les sources de confusion et de stupeur surgissaient de partout lors de ce party en souvenir du Well Pub durant lequel officiaient les anciens barmans du temple de la draft cheap de la Wellington (devoir de mémoire oblige).

Outre les quelques fervents fans des B.B. (ça existe) sur place, avec t-shirts pour revendiquer leur singularité, on pouvait d'abord douter que la présence du trio d'ex-sex-symbols (je reformule…duo de sex-symbols + Alain Lapointe) avait rameuté tous ces jeunes gens. Pas que je veuille les blâmer; le Summum, que je n'avais jamais aussi longuement fréquenté, est une clinquante discothèque, digne de la séquence d'ouverture de Bright Lights, Big City, l'endroit tout désigné pour digérer sa dinde dominicale.

Ceux qui n'avaient pas totalement perdu la boule, au contraire de:

– ces filles qui s'agglutinaient, la bouche grande ouverte, autour d'un socle –  un piédestal -, sur lequel était juché un animateur de radio FM, afin de réclamer et d'ingurgiter à même la bouteille, toujours dans les mains de l'animateur de radio FM, leur ration de Sour Puss (mix de shooter cheap), n'ayant cure ni de la charge métaphorique de leur geste, ni des germes.

– ce gars défoncé que l'animateur de radio FM, après avoir abreuvé toutes les filles susmentionnées, ne pouvait plus faire semblant de ne pas voir et à qui il allait finalement devoir offrir sa ration de Sour Puss (socialisme noctambule) à même la bouteille, tous deux n'ayant cure ni de la puissance homoérotique de leur geste, ni des germes.

Ceux qui n'avaient pas totalement perdu la boule, donc, pouvaient se demander pourquoi les B.B. avaient accepté de venir interpréter quelques-uns de leurs plus grand succès pour une bande de jeunes qui n'étaient peut-être même pas nés alors qu'ils caracolaient au sommet des palmarès avec Loulou, Donne-moi ma chance et Fais attention. Les bidoux? Ouais, ça tombe sous le sens.

Les B.B. devaient alors au moins se demander à quel genre de public ils allaient avoir affaire, du haut d'un coin exigüe du deuxième étage du club (le genre de deuxième étage où Mario Lirette aurait jadis entraîné ses conquêtes pour faire frotti-frotta), le Summum n'ayant pas de scène à proprement parler:

– un public ironique\hipster, dansant fougueusement afin de mettre en lumière l'outrance fromagée d'une musique et d'une époque.

– un public d'anciennes fans venues renouer avec le sujet de leurs premiers émois, un peu plus bedonnant mais toujours séduisant.

La foule du Summum ne correspondait évidemment pas à la deuxième catégorie, et pas tout à fait à la première. Nous n'avions certes pas affaire à des hipsters mais comment ne pas entendre une pointe d'ironie quand une foule crie comme des époumonés «OUI!!!» en réponse à un animateur de radio FM (encore) qui lui demande si elle a hâte de voir les B.B. (pas Justin Timberlake, pas Lady Gaga, même pas Jonathan Roy).

Il s'agit surtout, en fait, d'une autre preuve – en avait-on besoin? -, de la prégnance de l'ironie dans toutes les couches de notre société. Sans stigmatiser les habitués du Summum, force est d'admettre qu'ils ne représentent pas la frange gauche des consommateurs de culture québécoise, i.e. blogueurs\hipsters\employés d'American Apparel qui avaient d'abord repris à leur compte la musique quétaine des années 80, puis du début des années 90, la kitschisant par le fait même. Pourtant, ceux-ci rejouent le même manège, avec quelques années de retard, de la réification au deuxième degré de l'oeuvre d'un artiste.

Vous voulez meilleure image? Petite dystopie:  

– Kaïn commet un disque qui pique du nez au palmarès, puis se sépare. 2012, c'est la fin.

– Son chanteur s'essaie à l'animation de quiz télévisé, suscitant malaise et hilarité de Cacouna à Montréal-Nord. Son guitariste se recycle dans l'enseignement de la musique. Son batteur s'enfonce dans une carrière solo couronnée de ridicule, avant d'être enseveli par des habitudes de consommation de drogues que son portefeuille ne peut plus se permettre.

– Longue traversée du désert.

– Automne 2022, l'ancien chanteur, maintenant fier compositeur de ritournelles publicitaires, reçoit un appel du rédacteur en chef d'un magazine branchouille (prenons pour acquis que les magazines existent toujours en 2022) qui aimerait que Kaïn joue à leur party de Noël. La chanteur flaire la blague mais accepte compte tenu de la paie substantielle. Le groupe cumule quelques concerts du genre, devant des foules toutes plus hips les unes que les autres, puis…

– en 2028, la formation renoue avec ses vrais fans de l'époque lors d'un grand spectacle en plein-air aux Francofolies (prenons pour acquis que Stephen Harper n'a pas interdit de tenir des festivals en 2022). Les membres de Kaïn, sans s'illusionner, respirent davantage à leur aise que devant leur public de jeunes persifleurs.

– 2030, finalement, Kaïn se fait proposer un concert dans un club, plein de jeunes partageant avec les candidats d'Occupation Double une carnation orangée et une élocution relâchée (prenons pour acquis que OD existe toujours en 2030), dans le cadre d'un party hommage aux années 90.

On pourrait à la rigueur se réjouir que les B.B. puissent finalement renouer avec un public jeune. Mais ce serait minimiser la mesquinerie à peine voilée sous-tendant la simple idée d'inviter un groupe autrefois vendeur de milliers de disques à jouer dans un club, devant à peine plus de 250 personnes. C'est là que les B.B. allaient à la pêche à la groupie en 1991, pas là où ils jouaient!

Sainte Pop Culture!

(Avant que l'on me reproche de bouder mon plaisir et d'être d'une irritante aigreur: oui, j'ai eu du gros fun au Summum dimanche. Pour confirmation, téléphonez au bureau de Voir Estrie et demandez Matthieu Petit.)