«Vie normale, vie normale donne-moé une chance
Vie normale, c’est quoi qui te dérange?
C’est-tu parce que je porte des guenilles?»
– Jimmy Hunt, Vie Normale
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La fille, outrée, me dit: «Tu es dans les toilettes des filles!»
Moi, confus à l’os: «Hum?»
La fille, maintenant plus amusée qu’outrée: «C’est des toilettes de filles ici!»
Moi, résigné: «On est dans une école de filles. Qu’est-ce que tu veux que je fasse?»
La fille, malicieuse: «Ha, ha!»
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C’est vendredi soir. Une centaine de jeunes gens bien sapés, bien parfumés et bien coiffés prennent place sur des chaises droites dans le Grande salle (on jurerait être dans un gymnase) du Collège Mont-Notre-Drame, une école secondaire privée pour filles sise à la lisière du centre-ville de Sherbrooke. Une musique électronique réaffirme sa branchitude à chaque secousse de basse qui martèle la poitrine des convives.
En matière de soirées mondaines, c’est probablement ce que Sherbrooke aura de mieux à offrir cette saison.
Je repère Gaëlle Leroyer au fond de la salle, affairée comme une maman le 24 décembre au soir. C’est pour elle que nous sommes ici ce soir, elle seule a le culot de placer sur le tracé de nos errances une école secondaire huppée. Le prétexte: son blogue mode, l’unique et triomphante référence en matière de looks de rue à Sherbrooke, qui célèbre son deuxième anniversaire en présentant un défilé. La jubilaire s’approche vers moi, me smaque intentionnellement du rouge à lèvres sur chacune des joues puis poursuit sa tournée. L’odeur glamoureuse dans laquelle elle me laisse baigner masque momentanément le mélange de Febreeze et de puberté propre aux écoles secondaires que l’air ambiant embaume. Gaëlle porte un top orange satiné, un pantalon à motifs style sarouel et des souliers à talons plateformes qui font rétrospectivement passer les Spice Girls pour des gamines sans ambition (pourtant).
Les coffee shop kids de la Well (on les affuble toujours de ce sobriquet même s’ils ont tous pris la poudre d’escampette pour Montréal) ont délégué sur place des émissaires de première qualité: William (alias l’homme qui inventa le cool) et Fredou (alias le regard de feu). «On t’a gardé une place!», lance Will en pointant la dernière chaise disponible (les coffee shop kids savent tirer profit avec chic du hasard). Je prends place au sein de ce sérail particulièrement sophistiqué que complètent Charles Lavoie (alias le chérubin, chanteur/sex-symbol de b.e.t.a.l.o.v.e.r.s et de lackofsleep; «Je suis ici parce que j’aime les happenings et parce que je cherche des costumes pour mes claviéristes», dira-t-il afin de justifier sa présence) et quasiment tous les employés de Bar Le Tapageur (bistro du centre-ville de Sherbrooke) qui n’ont pas été enrôlés par Gaëlle pour parader dans quelques minutes.
Je demande à la cantonade si je suis le seul à vivre mon baptême de défilé de mode. Non, tout le monde en est à sa première fois, sauf Will (of course), mais il nous entretient plus longuement de la qualité du bar et du minois de la barmaid qui officiait à la soirée mode à laquelle il a récemment assisté que des collections présentées. Par souci de cohérence, nous fonçons ensuite vers le bar réclamer nos bières canadiennes microgazéifiées. À cheval donné, on ne regarde pas la broue.
Accotés sur le mur, DRouin et Luis Clavis de Qualité Motel (la version portative de Misteur Valaire) affichent des mines savamment lendemain de veille de garçons ayant l’habitude de ce genre de mondanités. Luis me corrige: «Non, c’est que ça fait une semaine qu’on compose, enfermés dans un chalet pas loin d’ici. Tout ce qu’on a fait c’est jouer de la musique et jouer au hockey.» Je félicite Luis pour la récente chronique qu’il a donnée à Plus on est de fous, plus on lit, au sujet d’Henry Miller, son écrivain fétiche. J’ai à peine le temps de lui demander ce que l’auteur de Tropique du cancer aurait pensé de cette soirée que l’on tamise les lumières.
Le défilé débute au son de la version chillwave de The Suburbs par Mr Little Jeans. Les filles arborent plusieurs jupes longues (c’est la tendance). Quelques mannequins d’un jour s’octroient la permission de sourire, un élan émotif qui relèverait de la plus pure hérésie dans la majorité des grands défilés. Certaines d’entre elles ont même des courbes. Marie-William sauve la mise dès lors qu’elle se pointe le bout du nez en nous assénant sa plus belle moue boudeuse.
Parenthèse: cet exercice – le défilé de mode – fait refluer à ma mémoire un souvenir lancinant (ou était-ce une scène d’un roman de Michel Tremblay?): quand j’étais petit, mes tantes organisaient des «démonstrations» de vêtements. Dans la salle à dîner de Claudette ou de Carole, les plus jeunes femmes de la famille étaient mises à profit et défilaient, en pieds de bas, vêtues de robes que les matantes pourraient à la fin de la soirée commander à je ne sais pas qui.
La portion «vêtements de boutiques» (comprendre: du linge qu’un humain pourrait porter) se termine et débute la portion «designers» (comprendre: les garde-robes de Lady Gaga et Pierre Lapointe). La plus récente collection de Pedram Karimi repousse les limites du rétro en revisitant la toge christique beige (le look officiel du Nouveau Testament illustré). La tunique «style Jésus» ne plombe étonnement pas dans l’aile la virilité immanente de l’ami André qui se prête au jeu du mannequinat. Ses cheveux aplatis (spécialement pour l’événement) combinés à sa barbe de beach bum nous donnent un avant-goût de ce dont auront l’air les musiciens d’Avenged Sevenfold lorsqu’ils traverseront leur période retour à la terre.
Le reste de la troupe de mannequins masculins se divisent en deux groupes: les sosies livides de Boy George et les Noirs sortis des pages de GQ. Parmi ceux-là, un certain Parisien (dont le nom m’échappe) venu étudier la finance à l’Université de Sherbrooke et qui ne se voit pas travailler ailleurs qu’à Londres, Toronto ou New York. «Je tiens aussi un blogue mode», m’apprend-t-il un peu plus tard à l’after-party, devant un verre de whisky, alors que je louange son allure férocement dandy. «Est-ce que tes collègues de la Faculté d’administration ont tous autant de style?», que je lui demande, en faisant mine de ne pas connaître la réponse. «Non, ça ne le fait pas du tout», répond-il, poli.
Avant de passer au concert de Qualité Motel, Gaëlle projette sur écran géant l’entrevue qu’elle a réalisée avec Denis Gagnon, dans son atelier. Les coffee shop kids alimente un feu nourri de blagues sur la taille des lunettes du designer (Comment t’appelles ça une paire de lunettes de Denis Gagnon qui sent les biscuits? Un plat Tupperware!) Denis nous apprendra, entre autres, que la saison à venir fera la part belle aux motifs champêtres.
Après une allocution durant laquelle Gaëlle discoure de l’importance de réaliser ses rêves, Qualité Motel prend place derrière sa table jonchée de machines. Les garçons, comme d’habitude, portent des hardes piquées dans le costumier de Fat Albert. Luis hèle Charles Lavoie (en le rebaptisant «Charles Lafortune») et l’invite à agripper sur scène le micro doré. Vêtu de l’anorak de Will, Lafortune balance quelques rimes toastés. Luis, Kilojules, Roboto, DRouin et France passent dans un tordeur fluorisant les succès fromagés de notre adolescence (Blue de Eiffel 65, MMMBop des Hanson) et les thèmes d’émissions de télé de notre enfance (notamment celui, grandiose, de Fort Boyard). Je quitte la palestre avant l’heure des slows de peur d’être répudié.
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Pendant l’after-party, je devise longuement avec Roboto et Kilojules des propriétés reconstituantes de différents shooters. S’affrontent ainsi le Vietnamien (liqueur de litchi + vodka + Tabasco) et le Vodka/Clamato dans une joute oratoire se soldant comme il se doit, c’est-à-dire par un toast qui raclera chaque nuitard encore en vie dans un périmètre de 100 mètres carrés autour du zinc.
Une discussion confuse avec Guillaume Déziel (gérant de Misteur Valaire et chroniqueur au Bang Bang) m’apprendra un peu plus tard que l’on partage tous les deux une admiration sans nom pour l’animatrice Marie-Louise Arsenault (il fallait que ce soit écrit). Le vieux pote Deer Hunter finit par rappliquer à une heure indue et me demande comment était la soirée. Je pointe la plus belle fille du monde entier, assise au bout du bar. Il ne comprend rien mais réagit comme si j’étais limpide-limpide. Un véritable ami.
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Je hèle un taxi au coin Wellington-King. Je suis à peine monté à bord que le chauffeur m’apprend qu’il est sur un appel. «Es-tu celui qui a téléphoné du Hata Pita?», s’enquiert-il sur un ton m’intimant de répondre oui, mais laissant malgré tout entendre qu’il sait pertinemment que je ne suis pas l’homme qu’il cherche (il devra me faire descendre si je ne suis pas le client qui a appelé). Je réponds oui. «Vous êtes très intelligent», se réjouit-il avant de monter le volume de la radio. Je me couche en chien de fusil sur la banquette arrière en cuirette. Lady Gaga hurle qu’elle veut épouser la nuit sans répondre à la question qui nous travaille tous: que compte-t-elle porter lors de la cérémonie?
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La sonnerie du téléphone m’extirpe d’un demi-sommeil laiteux et pourtant agité. Dans mon rêve, Agyness Deyn arpente un catwalk aquatique vêtue d’un simple sous-vêtement de coton blanc. Sur ses épaules, le coupe-vent doré/scorpion que Ryan Gosling trimballe partout dans Drive. La belle émaciée a le visage maculé de sang.
Je me réveille en chien de fusil sur le divan, tout habillé. Gaëlle a – encore une fois, apprendra-t-elle donc jamais? – envoyé un message texte à mon téléphone filaire.
La voix d’un robot accompagne le pénible trajet qui me sépare de ma chambre à coucher, de mon lit. Par la fenêtre, je vois le soleil se lever derrière le Grand Times Hotel.
Demain, j’irai m’acheter des fringues.
Ah, moi qui pensais que c’était le début d’un roman autofictif.
C’était presque blaguons mode finalement.