BloguesDu haut de la King

Musicographie Philippe B

En juillet dernier, Philippe B présentait dans la chaleur caniculaire de la Petite Boîte Noire ses Variations fantômes. Quelques heures avant son concert, le chanteur d’origine abitibienne avait la générosité de m’accompagner jusque dans la cage d’escalier, derrière l’immeuble, et de se soumettre à une entrevue format «Musicographie».

Du premier EP joyeusement brouillon de Gwenwed, un groupe ayant pavé la voie à l’avènement d’une véritable scène indie rock québécoise, à Variations fantômes, le troisième album solo signé Philippe B, son magnum opus d’une indicible beauté et d’une grande maîtrise, nous avons pris prétexte de certaines des pièces les plus marquantes auxquelles il a contribué afin d’évoquer différentes aspects de la création chansonnière.

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Electric Fuse Quatuor (1998)

Stuck

Du haut de la King: Le premier succès (je mime des guillemets) de Gwenwed est une chanson en anglais. Comment un groupe de Rouyn-Noranda en est-il arrivé à prendre la décision d’adopter l’anglais?

Philippe B: «Stuck, c’est nos premiers balbutiements avec du matériel original. Nous (les membres de Gwenwed) nous connaissions depuis longtemps et jouions essentiellement des covers. C’est ce qui a forgé notre son, des covers un peu bâtards de rock indépendant américain, des Pixies, de R.E.M., etc. Une fois déménagés à Montréal, donc propulsés dans un contexte musical totalement différent de celui de Rouyn, on trouvait ça moins pertinent de jouer des covers. Comme personne n’avait jamais vraiment écrit, on y allait à tâtons.

Stuck, c’est donc la première chanson que j’ai écrite d’un bout à l’autre. Je raconte que j’ai une chanson prise dans la tête («There’s a song in my head») comme quelqu’un dirait qu’il est pris dans un cycle. C’est ça la métaphore. Éric Morin (batteur et parolier) a rajouté la phrase-clé en français («J’ai une chanson dans la tête»). C’est devenue, en quelque sorte, une chanson bilingue.

C’est donc de ma faute si la chanson est en anglais. Tu commences à créer par émulation avant de vraiment réussir à dire ce que tu es, avant de trouver ta singularité, ce qui est le but ultime. Outre quelques chanteurs français comme Renaud, c’est de l’indie rock américain que j’écoutais. C’est aussi ce qui rassemblait tous les membres du groupe.»

Vous l’avez traduite pour l’album suivant.

«Après le premier EP, qui avait un côté très exploratoire, où le modus operandi était essentiellement «essayons de faire quelque chose», on pris la décision d’aller dans une direction plus cohérente et de ne chanter qu’en français. Comme Stuck avait été une sorte de succès, on a décidé de la traduire. La version en anglais demeure meilleure à mon sens.»

L’amour la haine les animaux les automobiles (2001)

Gwen et les rats

Bel exemple de chanson propulsée par un riff assassin. Ça te manque les gros riffs?

«J’étais très content lors de la dernière tournée avec Pierre (Lapointe), parce que, tranquillement, on est devenus un band de rock. Pendant la tournée Sentiments humains, on jouait avec un vrai batteur. Ça m’a permis de purger cette envie-là de wattage. Ça commençait à être loin dans ma vie. Parfois, certains amis musiciens et moi jonglons avec l’idée de fonder un projet électro-rock, juste pour le plaisir de crinquer les amplis.

C’est vrai que dans le moment, je suis à l’opposé total du riff et du wattage. Je gagne beaucoup dans le rapport au public, dans la communication, dans le dire, mais ça n’opère pas le même genre de catharsis.

Gwenwed comblait mon désir de rock, mais en même temps, à part les Rolling Stones et quelques exceptions, le rock a quand même un âge. Tu le fais mieux à 20 ans qu’à 40.»

Est-ce ce genre de considérations qui ont eu raison du groupe?

«Non, au Québec, c’est surtout la réalité socioéconomique qui vient à bout des groupes. Partager à cinq la petite cagnotte qui reste à la fin, c’est éreintant.

Comme Gwenwed ne connaissait pas vraiment de succès, il n’y avait même pas de cagnotte. C’est plus mon désir de faire mes chansons à moi qui a pesé dans la balance. Gwenwed, c’était très création collective. Éric écrivait beaucoup de textes. Ce que j’écrivais personnellement du début à la fin avait un côté… comment je dirais… emo, si emo n’était pas devenu un terme péjoratif.»

L’écriture d’Éric est nettement plus surréaliste que la tienne.

«Oui, et elle correspondait plus à l’idéal des autres gars dans le groupe. Ils voulaient que ce soit ça notre identité. Moi, je ne maitrisais pas cette écriture-là tellement, j’écrivais des textes qui n’allaient pas dans ce sens-là. Je me retrouvais avec du matériel plus personnel, plus narratif et plus sensible. Les gars disaient: «c’est ben bon, mais on ne veut pas être ça.» Je me retrouvais donc à être le chanteur et le compositeur principal d’un groupe qui ne voulait pas avoir mes textes.»

Toi, est-ce que tu le comprends le texte de Gwen et les rats?

«(Rire) Il n’y a, bien sûr, pas vraiment de message précis. La chanson prend un personnage dans une situation x. Pense un peu au modèle No Doubt: la chanteuse qui a des aspirations différentes de celles de son groupe, en l’occurrence Gwen et les rats, qui lui chérit des valeurs d’authenticité, un groupe plus punk qui n’est pas honteux de jouer dans des bars crades, au contraire.»

Tu es en train de me dire que Gwen, c’est Gwen Stefani?

«Ouais, c’est un peu ça le clin d’œil. C’est un jeu autour des notions de perception dans l’indie rock, sur le tiraillement entre les gars de l’ombre qui ont des valeurs plus pures et la chanteuse qui veut être une star.

Mais Gwenwed n’a jamais été animé par un désir de dénoncer. Il y avait une part d’autosabotage dans les textes d’Éric; il ne voulait jamais dire quelque chose clairement.»

Le retour du bleu métallique (2004)

Le show

C’est une chanson sur une héroïnomane?

«C’est un des textes que je suis content d’avoir chantés, parce que c’était un compromis avec Éric. C’est le texte d’Éric qui me parle le plus. Il écrit là une chanson émotive sur une situation précise qu’il a vécue. C’est pour cette raison que, à mes yeux, cette chanson-là est parmi celles qui vieillissent le mieux.

C’est vraiment une chanson hommage à une amie à nous de Rouyn-Noranda, qui est morte à Montréal. Elle est truffée de références à l’absence, au vide que laisse quelqu’un en quittant, références enchâssées dans l’anecdote précise d’un spectacle pour lequel Éric avait acheté des billets et auquel il aurait assisté avec elle si elle avait toujours été là. Moi, je trouve cette écriture là plus intéressante que l’abstraction pure.

Je dois dire que j’ai beaucoup appris avec Gwenwed, parce que c’était de la création collective. J’y ai appris à savoir ce que je faisais bien. J’ai fait mes classes. Éric finissait par faire le travail d’écriture, parce qu’il arrivait à faire une synthèse qui correspondait plus aux aspirations du groupe. Éric agissait en quelque sorte comme un éditeur. Mais il y aussi Marco (Rancourt, guitares), un gars qui fournissait beaucoup de matériel brute. Tout le côté plus flyé, les images vraiment éthérées, ça vient beaucoup de Marco. Ses textes étaient tellement all over the place! Le retour du bleu métallique, ça ne veut rien dire, mais c’est une belle image, et c’est de lui.»

Philippe B (2005)

Archipels

Archipels, comme quelques autres chansons, contient des références à l’Abitibi? Pourquoi as-tu voulu semer ici et là des clins d’œil à ta région natale?

«J’ai deux réponses. La première, c’est qu’il y a des affaires qui se passent à l’adolescence qui marquent à jamais. On peut prendre Archipels en exemple, c’est vraiment une chanson d’ado. La deuxième réponse, c’est que les références à l’Abitibi sont poétiquement très fortes. Les lieux, les grands espaces, les éléments, c’est le fun à récupérer en poésie.»

Tu bâtis tes textes à l’aide d’un heureux mélange de joual et de français plus standard que peu d’auteurs arrivent à maîtriser? Est-ce que tu sais toujours où la limite se situe entre l’image vernaculaire forte et le ridicule?

«J’ai eu une longue réflexion avant de m’y mettre, de commettre un disque au complet. Je savais que j’avais à me décider, à me définir. Est-ce que je choisis d’être Fred Fortin ou Daniel Boucher, qui font de la chanson québécoise en utilisant le joual – comme Bernard Adamus le fait maintenant -, avec une musicalité très punchée, l’école de Plume en gros. Ou je choisis, sans forcément adopter un accent ou donner dans un français trop policé, d’être comme Luc De Larochellière, par exemple, qui, sans sacrer et sans utiliser le joual, demeure québécois.

À un moment donné, j’ai décidé de ne pas choisir. C’est en réécoutant Desjardins que je me suis dit: «si lui est capable de le faire, je suis capable aussi.» On vient quand même de la même ville, on partage d’une certaine manière une culture; même accent, même langage.

Desjardins a des chansons qui basculent totalement d’un côté, comme Le bon gars, qui est très joual, et des chansons qui basculent totalement de l’autre côté, comme Nataq, qui est très classique. Mais il a des chansons où les deux niveaux de langue se côtoient et ça ne m’avait jamais égratigné l’oreille. Évidemment, c’est périlleux de se comparer à ce genre de normes-là.

C’est dangereux, c’est peu glissant que de ne pas décider de faire une coupure franche, mais ça se fait. J’écoutais Tu m’aimes-tu et je me disais «ça torche» et pourtant, je n’ai jamais remis en question la langue qu’il emploie . Elle m’apparaissait a priori plus littéraire, mais finalement, elle ne l’est pas tout à fait.»

Un ami me faisait récemment remarquer que tu as un accent abitibien. Je n’étais même pas au courant qu’une telle chose existait. Tu estimes avoir un accent?

«Quand je travaillais chez Archambault à Montréal, tout le monde trouvait que j’avais un accent. C’est juste un peu plus campagnard, un peu plus farmer, un peu plus mâché. Mais je ne force pas ça, je n’ai pas tendance à le faire ressortir quand je chante. C’est plus facile quand tu choisis un gros virage; il s’en trouve qui chantent plus joual qu’ils parlent. Parfois, on dit que la langue française est moins musicale que l’anglais, mais avec le joual, on peut toucher à une musicalité viscérale, quand c’est bien fait évidemment. Un français plus standard représente un défi à cet égard-là, parce qu’il y a beaucoup plus de conjonctions et d’adverbes, des «le», des «de» partout-partout, que le joual, lui, permet de tronquer.»

Taxidermie (2008)

Je n’irai pas à Bilbao

Ta chanson la plus Beatles sur un album beaucoup moins minimaliste et broche-à-foin que le premier…

«Si on compare au précédent disque, c’est vrai que le changement est un peu extrême. J’avais tout fait seul dans un sous-sol, dans un local de marde. C’était vraiment fait avec rien mais là, pour Taxidermie, j’avais soudainement des moyens, j’avais de l’argent et des ressources, je pouvais engager des musiciens en studio. Forcément, le son est plus classique. Ça sonne plus classic rock, classic pop. Je voulais que ce soit bien joué, que ça sonne bien et, à la limite, ça fait un album plus normal, qui sonne comme plein d’affaires. Ce qui fait que ça parle peut-être à moins de gens, parce que c’est moins singulier.

Bilbao, c’est peut-être la plus «comme ça». Je me suis permis des licks de guitares à la Beatles, oui. C’est bien fait, mais c’est moins moi, dans un certain sens. C’est ce que j’en retiens quelques années plus tard.»

Variations fantômes (2011)

Le tombeau de Nick Drake

Le mythe de l’auteur-compositeur grugé par ses démons, dont Nick Drake est une des plus tragiques représentants, exerce encore une grande fascination sur les mélomanes. Comment te situes-tu par rapport à ce modèle d’artiste tourmenté, ténébreux et souffrant?

«Je suis le contraire de l’instinctif. Je fais vraiment de l’artisanat. Si tu prends les deux extrêmes, je suis plus comme Cohen que comme Dylan, qui écrit une toune en 30 minutes. C’est long.

Nick Drake, ça fait partie des affaires que j’ai découvertes tard. J’avais 27-28 ans. C’est proche de ce que je fais maintenant.

Je peux utiliser cette chanson-là pour illustrer le concept de l’album au complet dans lequel j’emprunte des idées et des éléments à la musique classique. J’ai d’abord été interpellé par un titre, Le tombeau de Couperin. Le tombeau, c’est quoi, que je me demande. Ce n’est pas un tombeau au sens propre. Un tombeau, c’est une œuvre en hommage à un disparu. OK, je viens d’apprendre ça. C’est intéressant. C’est Ravel qui a écrit ça. Pourquoi le tombeau de Couperin? Parce qu’il fait un morceau en hommage à ses amis morts à la guerre, mais à la manière de Couperin, c’est-à-dire en lui empruntant des idées. Je décide de calquer le processus. Qu’est-ce que ça donnerait si moi j’écrivais une chanson inspirée d’un artiste d’une autre époque qui a un peu fait mon école. Qui est pour moi ce que Couperin était pour Ravel? Qui est mon maître? Nick Drake, c’est ça! J’ai donc fait une chanson à la manière de Nick Drake, c’est-à-dire une chanson acoustique, en fingerpicking, avec des cordes échantillonnées de Ravel. C’est juste ça.»

Aimerais-tu être un torturé qui n’a besoin que d’être laissé par sa blonde pour cracher un album en deux heures?

«Je suis un peu comme ça, mais ça me prend deux ans! (Rire) Ça prend ce temps-là, parce que c’est à ce rythme-là que la cafetière coule. Malheureusement. J’essaie en ce moment de recommencer un autre cycle de création et je réfléchis à comment je pourrais faire pour développer un autre rapport à l’écriture. Comment je peux réussir à ce que ce soit moins un combat, à ce que ce soit moins fastidieux, plus fluide et plus instinctif.

J’apprends beaucoup au contact des autres. Pierre Lapointe est comme ça, lui. Il n’écrit rien pendant six mois et à moment donné, sa toune s’écrit en une heure. Il l’a tellement brassée dans sa tête – il pense tout le temps à ça – que quand ça sort, il est prêt. Ça donne des chansons plus connectées sur l’émotion, je ne sais pas pourquoi, mais c’est hot. Moi, c’est plus cérébral.

J’essaie d’apprendre à accepter qui je suis comme créateur, mais il ne faudrait pas ça empire.»

Mort et transfiguration (d’un chanteur semi-populaire)

Es-tu en paix avec ton statut de chanteur semi-populaire?

«Le chanteur semi-populaire, c’est un peu parce que je ne peux pas dire populaire. Ce serait un mensonge.

L’œuvre de Strauss (Mort et transfiguration) relate les dernières heures et la mort d’un artiste. A priori, c’est pas mal prétentieux, c’est un peu pompeux. Je ne savais pas quel angle prendre pour faire une chanson qui évoque la mort d’un artiste sans être pompeux. La seule façon que j’ai trouvée, c’est cet angle un peu cynique, un peu comique.

Je suis en paix, oui, avec mon statut de chanteur semi-populaire dans la mesure où j’aimerais que ça aille juste un peu mieux. Le niveau que j’aimerais atteindre, c’est celui où tu as les moyens de tes ambitions. C’est le fun de pouvoir avoir l’argent pour faire un autre disque, pour faire un show avec deux musiciens si tu veux. Si je vendais plus de disques, je pourrais faire ce que je veux, aller au bout de mes idées, engager un tromboniste si j’ai envie d’un tromboniste.

Une des choses qui est le fun dans le fait d’avoir accompagné un chanteur très populaire comme Pierre Lapointe, c’est entre autres d’avoir moins envie du gros succès, parce que tu le démystifies. Tu te rends compte de ce que ça implique. Ce n’est pas tout le temps cool. Les rencontres que je fais, moi, sont tout le temps cool, je ne vis pas de backlash avec des gens qui me détestent. Je n’ai pas de pression. Je prendrais certains côtés de la popularité, c’est certain, mais je ne prendrais pas forcément tout. Tsé, j’aimerais avoir le condo de Pierre, mais je n’aimerais pas devoir aller chez IKEA acheter de quoi le meubler.»

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Lisez ici le Manifeste pour la chanson de pointe d’Olivier Robillard Laveaux, auquel Philippe B apporte ses réflexions au sujet des nombreuses transformations ayant cours dans le monde du disque.

Philippe B et le Quatuor Molinari interprèteront l’intégrale des Variations fantômes le 17 février au Conservatoire de musique de Montréal.

Philippe B rendra visite à l’Auberge La Caravane de North Hatley le 25 février.