Mon ordi était ouvert. J’hésitais entre parcourir les dizaines de tweets manqués pendant ma journée de rencontres et simplement poursuivre la rédaction de ma chronique due le lendemain matin. On était dimanche, fin de journée. J’étais assise dans un bus bondé et me préparais pour les deux heures de route qui me séparaient de la maison.
« Toué ma tabarnac, tu vas comprendre… ». Je me tourne vers la fenêtre. Un homme sans âge et à la vie rugueuse hurlait sa colère à une fille capuchonnée qui me faisait dos. Le chauffeur de bus, à quelques pas d’eux, continuait de griller sa cigarette. La crise, ou plutôt le monologue s’est poursuivi pendant au moins cinq minutes à coup d’injures dont je peinais à entendre les détails. Je croyais à une chicane d’argent, voire de drogue, bref à ces conflits qui ne semblent pouvoir se régler qu’à coups de cris. Mais après un long silence, l’homme a pris la femme dans ses bras et lui a caressé la tête et le dos. Malaise, une chicane de couple. Le chauffeur est rentré. Une femme, assise devant moi, lui a dit que la scène la mettait inconfortable. Il a haussé les épaules et s’est assis sur son fauteuil. Et alors que je me demandais comment on pouvait bien parler à sa blonde comme ça, je l’ai vue rentrer. Elle n’était pas blonde. Elle était surtout un enfant d’une dizaine d’années. Elle est venue s’asseoir à côté de moi, de l’autre côté de l’allée centrale.
L’homme est ensuite monté, lui a murmuré ce qui ressemblait à des excuses, l’a embrassée sur le front et a déposé un sac de chips déjà ouvert devant elle et est reparti. Le bus s’est mis en marche.
La jeune fille s’est calée sur son siège, a repoussé son sac de chips et commencé à pleurer. Je sentais qu’elle aurait voulu fondre et couler avec ses larmes. Plus elle pleurait, plus elle devenait minuscule. Plus elle pleurait, plus elle se cachait dans son kangourou, son seul réconfort. Plus je la regardais du coin de l’œil, plus j’étais confuse. Aller lui parler ou pas ? Pour dire quoi?
La femme assise devant moi, celle qui avait souligné son malaise au chauffeur a eu plus de courage que moi. Elle s’est levée. Deux fois. La première fois, la petite l’a repoussée. La seconde, elle a un peu parlé. La femme est retournée à sa place. Je lui ai souri, lui ai chuchoté un merci. La petite fille s’est endormie. J’ai écrit ma chronique.
Lorsqu’on est arrivés à Montréal, la femme a demandé à la petite fille si sa mère venait la chercher. J’ai vu un bout de son visage sortir du capuchon pour faire signe que oui. Sur le quai de la gare, j’ai vu la femme s’approcher de la mère et se présenter. Cette femme mérite d’être béatifiée. Sans elle, que serait-il arrivé?
Depuis cette soirée-là, j’essaie de comprendre. Pourquoi étais-je paralysée sur mon siège, moi qui suis si prompte à crier à l’injustice à l’écrit, dans mes chroniques et devant un verre avec mes amis? Pourquoi n’étais-je pas capable de simplement demander à un enfant si elle est correcte?
L’effet du témoin
Plein de mécanismes psychologiques peuvent expliquer ma réaction (sans la justifier), mais un d’entre eux, me semble le plus évident : l’effet du témoin. Il est moins probable que des personnes interviennent dans une situation d’urgence quand d’autres sont présentes que lorsqu’elles sont seules. C’est ce qui se produit quand on est témoins de crimes plus ou moins graves, comme dans le cas des vols de vélos rapportés par La Presse cette semaine. Les psychologues ont longuement étudié ce cas (aussi appelé effet Kitty Genovese après une célèbre histoire de meurtre) et expliquent que lorsqu’un seul témoin est présent lors d’une situation d’urgence, il porte la responsabilité de devoir l’assumer. Si d’autres sont présents, la responsabilité est diffuse. Dans le cas où les autres témoins sont visibles comme dans mon bus, on surveille les réactions des autres pour voir s’ils pensent qu’il est nécessaire d’intervenir. Et puisque personne ne fait rien, tout le monde pense que l’inaction est la chose à faire. En effet, j’aurais peut-être agi différemment si j’avais été la seule témoin, s’il n’y avait eu personne d’autorité sur place, pas de chauffeur de bus.
Mais comment contrer l’effet du témoin? Comme victime, les psychologues recommandent de désigner une personne précise dans la foule et de l’appeler à l’aide. Mais comme citoyens, on peut aussi s’exercer à intervenir dans des situations de tous les jours. En demandant à un sans-abri s’il a mangé aujourd’hui en le regardant dans les yeux, en n’hésitant pas à s’asseoir à côté de quelqu’un qui a l’air triste pour lui demander comment ça va. Et simplement en prenant conscience de cette tendance au conformisme qu’on a tous et en se promettant que la prochaine fois, on interviendra.
Ajout : en moins de deux heures, la sainte qui est intervenue a été retrouvée. Elle a raconté son expérience ici. Merci Laurence. (Vous remarquerez des différences dans les détails racontés : une et l’autre on a probablement voulu gommer l’identité de la victime).
Il y a une coquille. Dans la première phrase du 4ième paragraphe. C’est pas plutôt « a commencé »?
effectivement. On va mettre ça sur le dos de l’émotion ! Merci!
http://laurencebareil.com/ Cest la femme qui est intervenue…
J’ai lu ce que vous avez fait pour la jeune fille…..et je vous dis »chapeau » il est vrai qu’on ne suit pas notre instinct dans des moments comme celui-là par crainte de se faire rejeter. Mais vous avez malgré la rétissance de la jeune fille fait ce que votre coeur vous avait dit de faire. J’aurais aimé que mon enfant dans une situation similaire qu’il est un ange comme vous à ses cotés.
Hier, j’étais assise sur un banc de parc, et c’est moi qui pleurait. C’est un sans-abri qui est venu me voir, m’a dit qu’il avait senti ma tristesse, m’a rappelé que ce que je venais de perdre était tellement, tellement secondaire en comparaison à ce que j’ai.
Je n’ai trouvé rien de plus intelligent que de lui dire combien ses mots m’avait aidé, et je n’ai rien trouvé à faire pour lui dont la détresse était des milliers de fois pire que la mienne. Trop souvent, les gens malheureux et blessés sont les seuls qui ont le réflexe d’aider alors que les autres, qui avons tout, ne savons pas comment réagir devant la douleur.
Il y a de cela bien des années, alors que j’étais dans la jeune vingtaine, je déambulais sur la rue Saint-Denis quand j’ai aperçu, de l’autre côté de la rue, un adolescent qui devait avoir seize ou dix-sept ans se faire malmener par deux malabars. Affaire de dope, probablement… J’ai fixé la scène un instant, mais l’un des fiers-à-bras m’a regardé d’un air menaçant; alors, j’ai baissé la tête et j’ai continué mon chemin en pressant le pas. J’ai eu peur; je l’avoue. Ayant moi-même été confronté à une extrême violence homophobe à l’adolescence — j’étais le «rejet» de ma polyvalente — j’en ai gardé de profondes séquelles; le spectacle de la violence, de l’intimidation m’a toujours révulsé mais aussi paralysé. Je redeviens l’adolescent de 14 ans qui essuyait les coups sans pouvoir répliquer. Aurais-je le courage d’intervenir dans la même situation, aujourd’hui? Je l’espère sincèrement; mais en toute honnêteté, je ne pourrais pas en jurer. Cependant, la détresse d’un enfant me bouleverse tellement que j’aurais probablement tenté de consoler la petite fille, moi aussi. Mais qu’auraient pensé les autres passagers du bus en voyant un homme d’âge mûr s’adresser à une fillette isolée? Il n’y a pas de solutions toutes faites à ces situations délicates… J’applaudis à l’initiative de cette dame, mais je ne juge pas ceux et celles qui ne font rien. La vie n’est simple pour personne.
Vous avez complètement raison Alain. Il est parfois préférable de s’abstenir d’agir. Mais souvent, c’est une peur infondée qui nous rend immobiles – regardez le vidéo que j’ai joint. Qu’est-ce qu’on risque à s’approcher de quelqu’un d’effondré ou à simplement appeler le 911 ? Quand j’ai vu Laurence aller parler à la jeune fille, j’ai d’abord cru qu’elle était travailleuse sociale ou à tout le moins formée dans ce genre de situation. Mais non, son témoignage le confirme. Elle est simplement allée au-delà de ses craintes et fait ce qu’elle croyait être le mieux. En fait, la morale de l’histoire, c’est que bien souvent, il s’agit de prendre la peine de se demander « est-ce que j’agis au mieux » plutôt que de tourner la tête. Dans certains cas, on va choisir de ne pas agir. Et dans de nombreux autres, on aura le courage de faire un pas.
Alain, je me suis posé la même question. La petite était réticente devant moi, une fille dans la vingtaine. Je me suis dit qu’un homme, malgré toute sa bonne volonté, aurait eu encore plus de difficulté à prouver sa gentillesse et son réel désir d’aider. C’est tellement facile de voir le mal partout. Mais le simple fait de se demander ce qu’on ferait devant une telle situation est un pas en avant selon moi.
« Un homme sans âge et à la vie rugueuse hurlait sa colère à une fille capuchonnée qui me faisait dos » Comme c’est bien rendu…