Lorsque le prix de l’essence a commencé à augmenter et que le lien entre la consommation d’énergie fossile et le réchauffement climatique a été établi, les fabricants automobiles ont réagi en offrant des voitures plus compactes, voire hybrides ou électriques. Sans doute moins par conscience sociale que par opportunisme : ils ont vu poindre la possibilité de gagner la faveur des consommateurs en adaptant leur produit au marché. Ce genre d’analyse, pas besoin d’un MBA pour la faire. C’est la base du marketing : offrir des produits qui répondent aux désirs et aux besoins des consommateurs.
Maintenant, imaginez que vous êtes un entrepreneur. Disons que vous souhaitez investir en agroalimentaire. Vous revenez d’un voyage en Europe où vous avez constaté que tous les œufs sont maintenant pondus par des poules vivant dans des conditions améliorées. Au retour, vous avez fait escale aux États-Unis et noté que dans de nombreux cafés, seul du lait bio était servi. En arrivant à la maison, vous ouvrez le journal et lisez que Jean-Pierre Léger, le président des rôtisseries St-Hubert ,qui achètent 1,5 million de poulets par année, souhaite offrir dans ses restaurants des oiseaux élevés sans antibiotiques et il est prêt à payer une prime. Une lumière devrait s’allumer : opportunité.
Mais non. Au Québec, on ne peut pas produire ce que l’on veut. Contrairement à presque toutes les industries qui fonctionnent sous les grands principes d’offre et de demande, la production d’œufs, de lait et de poulet est soumise à un complexe mécanisme qui s’appelle la gestion de l’offre. La gestion de l’offre a été mise en place au début des années 70 pour assurer aux producteurs un revenu décent en arrimant la demande et la production : un système de quotas fait en sorte de fixer la production mensuelle en fonction des besoins domestiques et assure un revenu fixe aux producteurs. Si le principe demeure intéressant, la gestion de l’offre est devenue, au fil des années, la gestion de l’immobilisme.
Oui, on a du lait et des œufs bios au Québec. Oui, on produit aussi du poulet sans antibiotiques. Mais les quantités produites sont encore trop faibles, il s’agit encore de produits de niche destinés à une clientèle qui ne regarde pas à la dépense. Un de mes restaurateurs préférés m’a confié avoir mis des mois à trouver des œufs bio en quantité suffisante pour ses besoins. Un autre, comme St-Hubert, est incapable de trouver du poulet sans antibiotiques. Le « gros » de la production se fait exactement comme dans les années 70, c’est-à-dire comme à l’époque où on ne savait pas grand-chose de l’impact de l’élevage industriel sur l’environnement, la santé humaine et le bien-être animal. Alors que partout dans le monde, les lois du marché ont fait en sorte qu’on retrouve sur les tablettes de plus en plus d’aliments bien produits, au Québec, on mange la même chose qu’il y a 40 ans.
Maintenant qu’on en connaît les conséquences, produire du poulet aux antibiotiques et élever des poules entassées dans des cages ne devrait même pas être une option. Au Québec, la majorité des aliments d’origine animale sont produits localement, par nos éleveurs. Il est possible de changer les choses. D’autres pays l’ont fait bien avant nous. Par exemple, en Suisse, c’est 18%[1] des aliments vendus qui sont bio. Ici, à peine 1%[2].
Il y a quelques années, j’ai choisi de ne plus consommer de produit d’origine animale. Je ne m’en sens que mieux et je crois fermement que nous devrions tous en arriver là. Mais en attendant, les producteurs, nos producteurs, doivent faire en sorte de produire des aliments qui répondent à nos besoins et à nos valeurs. Après 40 ans, normal de vouloir dépoussiérer un peu notre gestion de l’offre, non ?
C’est avec beaucoup d’étonnement que nous avons pris connaissance de vos commentaires à l’effet qu’en raison de la gestion de l’offre dans le secteur laitier, selon vous, nous produisons un trop faible volume de lait biologique au Québec. Bien au contraire, c’est notre modèle, la gestion de l’offre et la mise en marché collective, qui nous a permis dès le début des années 90 d’organiser des circuits spéciaux de cueillette de lait biologique dès qu’une demande pour du lait bio a commencé à se manifester. Le lait biologique doit être recueilli séparément du lait conventionnel et la Fédération des producteurs de lait du Québec (FPLQ) organise des circuits de ramassage distincts. De plus, la FPLQ négocie des primes auprès des transformateurs qui sont ensuite distribuées aux producteurs de lait biologique.
Ce sont principalement ces deux mesures qui ont favorisé la conversion de nombreux producteurs de lait à la production biologique et qui nous permettent, depuis longtemps, de répondre à 100 % des réquisitions des transformateurs laitiers pour du lait biologique. Le Québec compte en ce moment une centaine de producteurs de lait certifiés biologiques et le Québec est le leader de la production laitière biologique au Canada. Malgré une croissance importante, ce créneau représente en effet moins de 1 % de la production totale de lait.
En ce moment même, un certain nombre de producteurs de lait biologique ne peuvent recevoir la prime de lait biologique puisqu’il n’y a pas suffisamment de demande des consommateurs. S’il y avait une augmentation de la demande, nous serions en mesure d’y répondre et de fournir le lait biologique nécessaire.
Il y a sans doute des questions à se poser sur les raisons qui font que la demande des consommateurs pour du lait bio reste faible. Il faut dire que l’écart entre le prix de détail du lait régulier réglementé et le prix de détail du lait biologique est important. Si la prime au producteur n’est que d’environ 25¢ le litre, la marge des intermédiaires passe souvent presque du simple au double pour du lait bio. Mais la gestion de l’offre n’a rien à voir avec ça !
François Dumontier
Conseiller aux relations publiques
Fédération des producteurs de lait du Québec
François, si tu as bien lu mon billet, tu as compris que je ne remettais pas en question la gestion de l’offre comme système qui permet aux producteurs de répondre aux besoins des consommateurs. Ce que je critique, c’est l’immobilisme. C’est le fait qu’on ne puisse pas avoir de poulet sans antibiotiques et qu’on a du mal à trouver des oeufs de poules en liberté. Si la gestion de l’offre est là pour arrimer la production à la demande, faudrait peut-être parfois prendre la peine d’écouter ce que le consommateur demande.
Le cas du lait est un peu différent et je ne l’aborde pratiquement pas dans mon article. En 600 mots, il y a des limites aux nuances qu’on peut faire. Je suis d’accord pour dire que les producteurs reçoivent trop peu et les intermédiaires prennent trop. Mais n’est-ce pas quelque chose pour lequel vous devriez vous battre ? Pourquoi ne pas chercher à réglementer le prix du lait bio puisqu’on sait qu’il s’agit là du meilleur produit pour l’environnement, la santé humaine et le bien-être des animaux ?
La gestion de l’offre a 40 ans. Depuis 40 ans, le monde a changé, les consommateurs aussi. Et ce que je dis, c’est que l’heure est peut-être venue de revoir un peu nos façons de faire. Pas de tout renverser. Simplement de s’adapter.
Élise, tu fais des liens entre des choses qui n’en ont pas nécessairement. À ce que je comprend, si St-Hubert ne « trouve » pas de poulet aux antibiotiques, c’est en fait parce que St-Hubert a des normes hyper-strictes sur la forme et la masse des poulets qu’elle achète. Ils doivent être conforme au gramme près et les poulets non-conformes doivent trouver un marché. Si les producteurs se mettent à faire pour St-Hubert des millions de poulets sans antibiotiques, augmentant leurs coûts, et qu’ils n’ont pas de marché pour écouler le demi-millions de poulets non-conformes à un prix satisfaisant, ça ne marche pas pour eux.
J’hésiterais à accuser la gestion de l’offre comme tu le fais. Je peux te donner un contre-exemple, dans le secteur maraîcher, qui est le secteur le plus laissé au marché libre, la disponibilité des produits en dehors des circuits courts n’est pas très bonne non plus.
Il y aurait aussi bien des choses à dire sur pourquoi l’offre des produits biologiques ne suit pas la demande apparente, la question est très complexe et mériterait plus que 2-3 paragraphes. Je t’invite d’ailleurs à lire le rapport d’Écoressources sur les marchés biologiques qui viennent tout juste de sortir.
http://www.filierebio.qc.ca/Filierebio/Documents/ÉcoRessources%20Filière%20bio%202012%20Analyse%20des%20marchés_2012-03-06_VF.pdf
Par ailleurs, il est vrai que les Québécois consomment beaucoup moins de bio que beaucoup d’autres peuples comparables, mais je doute que ce soit surtout un problème de disponibilité. Je pense que c’est davantage parce qu’ils n’en ont pas l’intérêt. Au Québec, on a tendance à se dire environnementalistes mais sans jamais joindre le geste à la parole. Sur ce sujet, je te propose une autre lecture intéressante: Le mythe du Québec vert, de François Cardinal.
Geoffroy Ménard
Monsieur,
J’ai déjà lu et je connais bien les références que vous me suggérez, mais revenons-en au poulet. Les exemples d’outre-Atlantique montrent que produire du poulet sans antibiotique est possible et a un impact marginal sur le coût unitaire. Les récents rapports de l’OMS nous amènent à penser que produire *avec* des antibiotiques ne devrait même pas être une option, les risques sur la santé étant trop grands. Si on leut expliquait clairement (un point sur lequel je reviens sous peu), je suis certaine qu’une très forte majorité de Québécois accepteraient de payer leur poitrine de poulet quelques sous de plus pour réduire les risques sanitaires liés à l’utilisation d’antibiotiques. À partir de là, on peut vraiment penser qu’il serait possible de trouver des marchés secondaires pour le poulet dont St-Hubert ne veut pas. Dans un contexte de libre marché, je suis persuadée qu’un producteur aurait tenté le coup. Ici, la gestion de l’offre rend les choses plus complexes et ce que je mettais de l’avant dans mon texte. Ceci dit, comprenez-moi bien. Je ne remets pas en question la gestion de l’offre. Je dis seulement que les choses ont changées depuis 40 ans et qu’il est peut-être temps de réfléchir à de nouvelles façons de faire.
Quant au bio (ou à toutes formes d’agriculture plus saine), je ne suis pas d’accord avec la lecture que vous faites des Québécois. Votre « sans jamais joindre à la parole » doit être débattu, je suis certaine qu’on peut y trouver des contre-arguments chiffrés. Quant à moi, je pense que c’est beaucoup une question d’information. Si on achète si peu de bio ou d’aliments produits sainement en général, c’est simplement parce qu’on ne connait pas les conséquences de l’agriculture industrielle. On a aussi un manque flagrant d’étiquetage. Si les aliments contenant des OGM, si les oeufs de poules en cage ou le poulet contenant des antibiotiques étaient étiquetés comme tels, on se tournerait vers des options plus saine. Pour le moment, nombreux sont ceux qui pensent encore que le choix par défaut est un bon choix, qui pensent que ce qui est produit au Québec est forcément bon. S’ils n’achètent pas bio, ce n’est pas par mépris de l’environnement où parce qu’ils cherchent à payer moins cher à tout prix. C’est simplement qu’ils ignorent comment leurs aliments sont produits.
Tous ceux comme vous et moi qui nous intéressons à l’agriculture savons que les choses doivent changer. Qu’on doit mieux consommer. Pourquoi ne pas mettre nos efforts en commun pour informer les consommateurs sur les conséquences de leurs choix alimentaires?
Merci pour ces clarifications. Je suis d’accord que la gestion de l’offre complexifie les choses, et que les consommateurs manquent d’informations. Quant aux exemples chiffrés sur le comportement des québécois envers l’environnement, je trouvais que l’ouvrage de M.Cardinal en fournissait de nombreux. Par ailleurs, à mes yeux, que les consommateurs ignorent la provenance de ce qu’ils consomment et les conséquences de leurs décisions, c’est parce qu’ils n’ont pas cherché à s’informer et c’est un signe de manque d’intérêt.
D’accord qu’il faut informer les consommateurs davantage, et je salue la contribution de votre ouvrage à cette cause!
Cordialement
GM
Madame,
Il n’existe pas de lien entre la gestion de l’offre et l’utilisation des antibiotiques chez les animaux. Ce sont deux choses très différentes.
Le système de gestion de l’offre existe avec grand succès depuis plus de 40 ans. On a qu’à penser au succès des restaurants de type rôtisseries au Québec ou à la croissance accélérée de la consommation de poulet depuis 40 ans, ce qui en fait la viande la plus consommée au Québec et au Canada. La gestion de l’offre assure une cohésion sociale, peuple les campagnes, crée de la richesse collective, nourrit les gens , favorise l’achat local. Tout cela, je vous le rappelle, sans la moindre subvention des gouvernements. C’est toute la société qui y gagne au change, végétariens et carnivores.
La gestion de l’offre a aussi l’avantage de protéger les consommateurs d’ici contre une importation de produits de volaille dont on ne peut systématiquement affirmer qu’ils répondraient en tout point à nos normes québécoises et canadiennes en matière de biosécurité, salubrité et bien-être animal.
L’innovation est au cœur du développement à long terme de la filière avicole québécoise qui mène actuellement un test de production de poulets élevés sans antibiotiques à grande échelle afin de tester des produits alternatifs. Cette initiative de la filière avicole québécoise est une première au Canada et en Amérique du Nord. L’objectif est de faire la démonstration qu’il est possible de produire à grande échelle et à prix concurrentiel du poulet élevé sans antibiotiques. Soit dit en passant, l’offre de poulets élevés sans antibiotiques n’est pas plus développée aux États-Unis, pays où la gestion de l’offre est inexistante, qu’elle ne l’est au Canada. De plus, les critiques comparent souvent la situation canadienne à celle qui prévaut en Europe. La réglementation est plus libérale là-bas et permet l’utilisation de certains produits qui sont formellement interdits au Canada dans l’élevage d’un poulet sans antibiotiques. Dit simplement, le poulet élevé sans antibiotiques en Europe ne correspond pas aux règles plus strictes en vigueur au Canada et ne pourrait être vendu ici.
Si la filière avicole québécoise s’investit autant à trouver une alternative viable à l’utilisation des antibiotiques, c’est précisément pour en faire profiter l’ensemble de ses clients. Affirmer le contraire défie toute logique commerciale. La filière avicole existe pour répondre aux besoins du marché et demeurer concurrentielle. Si le test est concluant, produire un poulet sans antibiotiques à grande échelle exigera un protocole d’élevage adapté et l’utilisation de produits alternatifs efficaces. Le prix de ce poulet sera tout naturellement ajusté à son coût de production. La filière avicole québécoise vit dans le même monde que ses clients et est contrainte aux mêmes impératifs. En fin de compte, ce sont les clients de la filière avicole qui décideront d’offrir du poulet sans antibiotiques à leurs clients ou non.
J’espère que ces clarifications apporteront un éclairage nouveau à tous ceux qui s’intéressent à ces deux dossiers..
Christian