Je pense qu’il est urgent que les femmes redeviennent dangereuses et tonitruantes, comme dans les années soixante-dix et une partie des années quatre-vingt. Non seulement leurs acquis économiques et sociaux sont-ils fragiles, mais leurs voix sont ignorées dans les domaines qui font l’identité d’un peuple : les arts et la culture au sens large. À tel point que les jeunes de ce début du XXIe siècle n’ont aucun modèle significatif de femmes à admirer. Leurs références et leurs penseurs de prédilection sont encore masculins.
Hélène Pedneault
Citée dans Qui est Hélène Pedneault?, p. 207
Avant d’être un magasin de bobettes, La vie en rose a été un magazine. Et pas n’importe lequel : un magazine dans lequel a témoigné toute une génération d’auteures féministes. Publié de 1980 à 1987, il était tiré mensuellement à 20 000 exemplaires. Mais il n’est jamais rentré chez moi. À la maison, on lisait le Reader’s Digest et Écho Vedettes, laissant aux autres les réflexions sur les congés parentaux, le droit à l’avortement et la dénonciation de la violence faite aux femmes.
Pendant mon bac en sciences politiques, j’ai préféré les cours de stats aux leçons de féminisme. Je me souviens de mon air dubitatif devant la marche Du pain et des roses de 1995 qui me paraissait être une version moderne des cercles des fermières. Lutter contre la pauvreté, oui. Mais pourquoi le faire entre femmes?
Je refusais d’écouter les féministes. Je le regrette aujourd’hui. Il y a quelques années, j’ai compris que les femmes sont toujours victimes d’inégalités sociales, politiques, juridiques, économiques et culturelles; j’ai compris que les luttes féministes demeurent nécessaires. J’ai lu De Beauvoir, suivi les débats actuels et échangé avec plusieurs militantes, mais tout un pan de l’histoire du féminisme m’était encore étranger. Puis il y a quelques jours, j’ai découvert une femme, Hélène Pedneault, une grande femme qui a toute sa place dans l’histoire du Québec contemporain. Je l’ai découverte au travers d’un magnifique ouvrage, Qui est Hélène Pedneault : Fragments d’une femme entière. J’ai découvert une grande femme, mais c’est comme si j’avais rencontré une amie.
Rapport d’enquête
Il y a six mois, Les Éditions du remue-ménage ont proposé à Sylvie Dupont de rendre un hommage à l’écrivaine féministe Hélène Pedneault, décédée en 2008 et qui aurait eu 61 ans cette année. Sylvie Dupont a imaginé une sorte d’enquête, mais une enquête collective. Elle a invité 68 personnes à témoigner de leurs rapports avec Hélène. Le résultat est fascinant : un assemblage de textes de toutes formes (entrevue, récit, chanson, bande dessinée). Ces textes viennent d’amis intimes, de connaissances, de personnes inspirées par Hélène Pedneault : de Jean-Martin Aussant à Laure Waridel en passant par Léa Clermont-Dion, Richard Séguin, Brigitte Poupart, Nicole Morisset et Monique Simard. À l’image de cette femme qui aura été (entre autres) agente d’artiste, auteure de fiction, de biographie, de chanson, de théâtre, de télé, de chroniques, militante pour l’indépendance et co-fondatrice de la fondation Eau-Secours, Sylvie Dupont a su rassembler des éléments à première vue disparates dont il se dégage en réalité une étonnante cohérence.
On lit Qui est Hélène Pedneault? comme on fouille la page Facebook d’un nouvel ami. Hélène, je la connaissais de nom, je savais qu’elle était féministe, mais je n’aurais même pas pu associer son inoubliable visage rond à son nom. Je la connais maintenant comme si des amies communes nous avaient présentées dans un souper.
Dès le prologue, Dany Laferrière annonce qu’Hélène Pedneault n’est pas morte, qu’elle est « juste tombée dans le domaine public ». Il nous donne ainsi à nous, ses nouveaux amis, la permission de déballer les souvenirs d’Hélène et de nous les approprier. Au fil des pages, les témoignages se recoupent, se complètent pour doucement laisser se révéler le riche et complexe portrait de l’auteure des Chroniques délinquantes de La vie en rose. On y découvre l’importance de ses amitiés, le peu d’attention qu’elle portait à son corps, son amour des chats, son indignation contre les injustices, l’influence qu’elle a eue sur toute une génération de jeunes féministes, ses origines italiennes, sa rencontre avec Simone de Beauvoir, sa cachette d’écriture qu’elle appelait « son utérus ». On y apprend aussi qu’elle fumait cigarette par dessus cigarette, qu’elle aimait travailler la nuit, qu’elle était très critique et parfois colérique, que les causes qu’elle défendaient passaient toujours avant son égo, qu’elle ne voulait pas mourir avant d’avoir fait l’indépendance du Québec, qu’elle n’aimait pas marcher, qu’elle avait sauté deux années à l’école et gagné le Prix des ingénieurs du Canada à l’Expo-Science Canadienne (avec la démonstration d’un moteur à eau!).
Les trois Léna
Sylvie Dupont n’a pas que rassemblé des textes et des témoignages. Elle a aussi provoqué des rencontres, dont celle de trois actrices qui ont interprété Léna, le personnage principal de La déposition, une pièce écrite par Hélène Pedneault. La déposition, c’est l’histoire d’une femme, Léna Fulvi, accusée du meurtre avec préméditation de sa mère. Contre toute logique, Léna défend la thèse « d’un accident causé par la haine », alors qu’un témoin oculaire l’a vue tuer sa mère. La pièce est construite autour de la déposition de Léna auprès d’un inspecteur qui ne comprend pas son acharnement à défendre l’accident. Si Hélène Pedneault a peu parlé d’elle à la première personne, il y a beaucoup de clés pour la comprendre dans La déposition. Les actrices qui ont travaillé le rôle nous aident à décortiquer le personnage et son auteure. Hélène fait dire à Léna ce qu’elle n’a jamais osé avouer : « On ne met pas des enfants au monde quand on n’est pas capable de les aimer ». Plus tard, elle ajoute « Je me suis toujours demandé à quoi servaient les mains si on ne pouvait pas toucher sa mère. » On peut penser qu’Hélène Pedneault, comme son personnage, s’est construite autour de la douleur causée par le manque d’amour.
Le plan quinquennal
J’avoue ma curiosité : comme sur Facebook, je n’ai pu faire autrement que de chercher des traces de la vie amoureuse et intime d’Hélène Pedneault pour rapidement comprendre qu’elle était très discrète sur ces questions. On découvre toutefois à la fin du livre qu’elle aura vécu une grande peine d’amour au début de la vingtaine. Hélène sera restée célibataire pratiquement toute sa vie. Comme le suggère Francine Pelletier, Hélène Pedneault a peut-être noyé sa peine dans l’action. Il m’apparaît à la lecture de ces 68 témoignages qu’elle a sacrifié sa vie toute entière pour les causes qu’elle défendait.
Quelques mois avant d’être emportée par un cancer des ovaires, Hélène Pedneault avait d’ailleurs entamé un « plan quinquennal ». Elle s’était accordé cinq ans pour se donner à elle ce qu’elle avait pendant toute sa vie donné à tout le monde. Elle avait envie d’écrire un roman policier et de faire un one woman show. Hélène Pedneault était une fonceuse et menait à terme tous ses projets. En annonçant son plan à la radio, elle espérait peut-être en faire une prophétie autoréalisatrice. Aujourd’hui, cinq ans après sa mort, Sylvie Dupont lui redonne en quelque sorte cette vie qu’elle attendait et me donne, à moi, une merveilleuse nouvelle amie et une source inépuisable d’inspiration.
Qui est Hélène Pedneault ?
Fragments d’une femme entière
Une enquête menée par Sylvie Dupont avec 68 témoins
Éditions du Remue-ménage, 2013, 26,95 $
P.s.: je reste au Voir malgré les eaux troubles, malgré mon malaise grandissant. Parce que je n’ai nulle part où écrire librement tout en étant lue par un auditoire qui dépasse mon cercle d’amis. Parce que quelques féministes à Voir, c’est pas de trop. Et surtout parce que je souhaite que Voir redevienne cet important lieu d’échange d’idées qui était encore il n’y a pas si longtemps.