Hier soir, j’avais troqué mes bottes de caoutchouc pour des talons hauts et je ne portais qu’une robe sans manches sous mon manteau. J’éprouve toujours un certain plaisir à subordonner ainsi l’hiver à mes envies vestimentaires.
Je suis sortie de l’Île Noire vers 20 h. J’avais bu deux verres de vin, discuté avec plein d’amis et je me demandais si j’allais manger ou rentrer à la maison finir le dernier Jean-Philippe Toussaint. Marcher dans la slush serait le seul ennui de ma soirée. Puis je l’ai croisée. Début vingtaine, assise au sol, un verre de carton à la main. Elle ne porte qu’un chandail de laine, son pantalon est détrempé. En ouvrant mon sac pour trouver quelques pièces, je lui demande si elle a un manteau.
– Non, ils n’en avaient plus. Mais ils vont chercher.
Je pense à ma garde-robe, à ces anciens modèles que je n’ose plus porter, parce que démodés, j’ai honte.
– Prend mon numéro, je vais t’en donner un.
– Je n’ai pas de téléphone. Mais je suis toujours ici.
– OK. Bonne soirée !
Je continue ma marche vers le métro, bouleversée. Je n’ai plus faim, plus envie de lire Toussaint. Je pense à Peter Singer, à cette histoire au tout début de Sauver une vie que j’ai racontée des dizaines de fois en conférence :
En vous rendant à votre travail, vous passez devant un étang où des enfants jouent par beau temps. Or, aujourd’hui, il fait frais, et vous êtes surpris de voir un gamin batifoler dans l’eau de bon matin. En vous approchant, vous remarquez que c’est un tout petit enfant. Vous regardez alentour : ni parent ni nounou. L’enfant se débat, il ne garde la tête hors de l’eau que quelques secondes. Si vous n’allez pas le tirer de là, il risque fort de se noyer. Entrer dans l’eau est facile et sans danger, mais vos chaussures toutes neuves seront fichues et vous allez mouiller votre costume. Le temps de remettre l’enfant à ses parents et de vous changer, vous arriverez en retard à votre travail. Que faire?
Je n’ai pas mieux à faire que de tenter d’aider cette fille. Je pense à mes manteaux un peu usés, les boutons cassés et je me ravise. Ce sera mon plus chaud. Mon MEC, acheté il y a quelques années, sera plus utile à une fille qui quête dans la rue chaque soir que dans mon placard d’où il ne sortira que trois ou quatre fois cet hiver. Je récupère le manteau, reviens une trentaine de minutes plus tard sur St-Denis. Elle est déjà partie. Je regarde autour, aucune fille qui mendie.
Je me sens un peu conne, au milieu de St-Denis, toujours en talons hauts mais cette fois-ci, un manteau sous le bras. Des filles qui ont froid, il doit en avoir d’autres, que je ne peux pas attendre qu’il fasse moins trente pour les aider. Mais où sont-elles? Et je pense à un site que je suis en train de développer avec des ressources pour jeunes en difficulté. Je me rappelle l’adresse du serveur de développement et je trouve les coordonnées de La rue des femmes sur Jeanne-Mance, à quelques minutes de là.
Sur la porte, un écriteau m’a confirmé que j’avais fait la bonne chose : pendant la période froide, le centre est ouvert de 8 h à 22 h pour accueillir les dons de bottes et de manteaux.
La femme qui est venue m’ouvrir a pris mon manteau en souriant. Oui, elles ont un besoin urgent de manteaux chauds, de bottes, de bas, de gants et de foulards.
La rue des Femmes
1050, rue Jeanne-Mance
Montréal, Québec H2Z 1L7
Téléphone : 514 284-9665
En apparence vous avez fait une très bonne action, mais dans la réalité, vous déresponsabilisez l’État.
La charité, c’est comme le soulagement temporaire des symptômes d’une maladie par la prise d’analgésiques : ça fait temporairement un peu moins mal, mais le système reste malade.
La vraie solution passe par l’élimination des causes profondes de la pauvreté, ce que le très libéral Peter Singer semble incapable d’envisager.
Vous avez raison. À la fille qui avait froid sur le trottoir, j’aurais dû dire de patienter le temps qu’on réussisse à éliminer les causes profondes de la pauvreté.
En plus, Agnès Maltais a probablement décidé de continuer à sabrer dans l’aide sociale après avoir lu mon billet.
On peut prendre des analgésiques ET tenter de se soigner en même temps, non ?
On peut évidemment prendre des analgésiques ET tenter de se soigner en même temps, mais comme vous ne parlez que des analgésiques, j’ai voulu compléter.
Agnès Maltais compte sans doute beaucoup trop sur la charité, soit dit en passant.
Je trouve qu’il y a quelque chose de très problématique de laisser à l’arbitraire des individus le soins de pallier à des problèmes collectifs. Un organisme de charité aide bien qui elle veut, en tant qu’organisme privé. C’est donner un pouvoir politique à des non-élu. Si la charité pouvait vraiment changer les choses, ça fait longtemps que la bourgeoisie l’aurait interdite. La charité soulage un peu la souffrance de quelques personnes, mais son principal effet est d’acheter cette bonne conscience nous fait voir l’action politique directe comme moins urgente.
M. Doyon,
On est bien d’accord sur le fait que les changements institutionnels sont nécessaires. Mais je trouve votre thèse ironiquement rawslienne. Je vous invite à consulter la critique du marxiste Gerald Cohen, par exemple dans « If You’re An Egalitarian, How Come You’re So Rich? » ou « Rescuing Justice and Equality », qui estime que les principes de justice ne devraient pas simplement s’appliquer à la structure de base de la société, mais doivent aussi être intégrés dans la vie personnelle des citoyens. On n’aura pas de justice égalitariste tant que les citoyens n’appliqueront pas, du mieux qu’ils le peuvent, les principes de justice dans leur vie quotidienne, plutôt que de constamment reléguer ces changements à une responsabilité collective dont ils se déresponsabilisent par le fait même en omettant de transformer leur propre vie à la lumière des principes de justice auxquels ils disent pourtant croire.
Bref, ce que vous dites est vrai, mais demeure insuffisant ou incohérent.
M. Doyon: « Je trouve qu’il y a quelque chose de très problématique de laisser à l’arbitraire des individus le soins de pallier à des problèmes collectifs. »
Il n’y a pas de problèmes collectifs, il n’y a que des problèmes individuels. Je préfère quelqu’un qui donne un manteau de son propre gre qu’un bureaucrate exigant de la documentation avec des formulaires a remplir.
Le collectivisme implique la négation des droits de l’individu, c’est une forme d’esclavagisme. L’entité collective (nation, classe, etc.) passe avant l’individu, qui n’est plus qu’un rouage à son service. C’est ainsi qu’on en vient à imposer la charité par la contrainte Etatique et à institutionnaliser la solidarité.
L’accroissement de l’action collective, au nom d’une fausse philanthropie, se traduit par le déplacement de la responsabilité et son transfert de l’individu à l’État. Le résultat c’est la perte d’indépendance et d’initiative positive comme La rue des Femmes et la déresponsabilisation comme de la solidarité naturelle.
En supportant les conséquences, bonnes ou mauvaises, de ses décisions, l’individu tend à s’améliorer et à tirer les leçons de ses expériences. Le monde social n’est pas parfait et ne le sera jamais, mais il est perfectible. La responsabilité, par la sanction naturelle et les risques qui la composent sont le ressort du progrès social.
L’économiste francais Frédéric Bastiat (Harmonies économiques), démontrait que la responsabilité individuelle permet a elle seule de réduire les problèmes sociaux . L’individu tire les leçons des expériences qu’il vit lorsqu’il subit les conséquences de ses choix.
Et si l’état avait déjà trop infantilisé ses citoyens, trop déresponsabilisé?? Ne serait-ce pas le temps d’analyser nos réflexes face à la misère des autres?
Élise tu as fait ce qui se doit. Chacun nous avons une responsabilité sociale et il est utopique de penser que l’état règlera tout. Ces gens dans la rue n’ont pas besoin de savantes analyses de cas, de calculs. Par contre, ils ont grandement besoin de compréhension et d’amour. Cette jeune fille qui avait froid aura sûrement plus de réconfort à recevoir un manteau chaud qu’un supplément de quelques sous à un chèque qu’elle ne recevra pas de toute façon puisqu’elle n’a pas d’adresse. Un manteau chaud réchauffera son corps et son cœur et lui donnera confiance en l’humanité. Avant que l’état ne s’impose comme pourvoyeur, qu’arrivait-il à ces gens démunis? La communauté les prenait en charge, concrètement, sans jugements avec compassion et malgré la pauvreté ils mangeaient, avaient chaud et avaient une bonne raison de croire que oui le monde est bon. Et une société mature, responsable ne sera jamais trop bonne pour les siens, âgés ou démunis.
«La charité des gens ordinaires, celle qui s’exerce humblement devant la misère qui nous entoure, aura toujours plus de peine à compenser les effets d’un système qui ne demande qu’à croître en s’échafaudant sur cette pauvreté grandissante.»
http://blogues.journaldemontreal.com/iris/economie/leloge-de-la-richesse/
J’ai un ami psychiatre qui travaille auprès des sans-abris depuis 20 ans… 20 ans!
Pas 20 ans à donner des sous ou des vêtements à distance, 20 ans à se taper leur tics nerveux, leur maladie mentale pour certains, leur agressivité, leurs drames, leurs pleurs, leurs odeurs, leurs crises, leur désoeuvrement. Je l’avoue, je ne pourrais pas durer 2 semaines.
Mais il le fait. Je lui ai demandé la fameuse question: «Est-ce que ça les aide quand on leur donne la charité?»
Et après 20 ans auprès d’eux, il m’a dit ne pas avoir encore la réponse à cette réponse.
J’ai beaucoup apprécié le texte de Patrick Turmel sur la Guignolée et la fausse bonne conscience : http://lajustepart.com/la-grande-guignolee-de-la-fausse-conscience/ et je suis d’accord avec lui pour dire que « Ce n’est pas la charité, mais la justice qui doit être le remède à la pauvreté. » On parle trop de charité, pas assez d’impôt progressif ou d’imposer les profits des banques.
La solution à la pauvreté ne passe par de trente sous laissés aux mendiants ni par des dons corporatifs à Centraide. Mais reste que c’est con de voir du monde avoir froid quand on a des manteaux chauds qui dorment dans nos placards. Une fois cette question réglée et nos manteaux distribués, on peut retourner lutter pour une vraie justice sociale.
Je suis un peu perplexe vis-à-vis de certains commentaires. On parle ici de problèmes collectifs. Qui a décidé que les problèmes collectifs devaient se régler par l’État. Je trouve que c’est un peu utopique que de croire que les problèmes de pauvreté se régleront suite à une politique du gouvernement. En théorie, les mesures prises par le gouvernement devraient toutes être prises dans un souci de ne pas augmenter la pauvreté au Québec. Ici, nous disposons d’une loi depuis 2002 : Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Cela fait en sorte que le gouvernement du Québec a des comptes à rendre en ce qui concerne les mesures prises pour réduire la pauvreté et l’exclusion sociale. Ça fait 11 ans. Est-ce que la pauvreté a disparu comme magie? Non. Est-ce qu’il en fait assez? Clairement pas. Maintenant qu’on sait ça, on fait quoi? On attend? Selon moi, tant qu’on restera dans une société individualiste qui attend sans donner, nous ne réussirons pas à modifier quoi que ce soit. Les gestes les plus grands sont partis d’une ou de quelques personnes influentes qui se sont investies pour changer les choses. Oui, il faut aider les autres parce qu’on vit en société et ça passe par ce que l’on est capable. Le partage matériel est une chose et il est réellement important, car les organismes ne suffisent pas. Cependant, notre rôle est plus grand que ça. Pour diminuer la pauvreté, il faut enrayer les préjugés, sourire aux mendiants au lieu de les ignorer, contribuer à leur insertion en leur offrant du travail ou en leur parlant simplement. Quand on arrêtera d’ignorer les gens qui sont seuls et démunis et qu’on sera solidaires avec eux, on leur redonnera un certain pouvoir sur leur vie et on aura fait un pas comme société. Mais c’est encore plus que ça. Il faut devenir conscientisé et responsable. Tant qu’on endurera comme société qu’on exploite des enfants pour se vêtir, qu’on détruise nos forêts pour enrichir les grosses entreprises, qu’on crache sur l’agriculture d’ici en n’achetant pas local et qu’on n’investit pas dans les entreprises d’ici préférant Wall Mart, on aura toujours un problème. Où on commence? Selon moi, on commence individuellement à modifier nos habitudes et à entrer en contact les uns avec les autres pour diminuer la discrimination. Ensuite là seulement on pourra être unie collectivement pour changer les choses. Mais bon, c’est extrêmement utopique, car les gens ne sont prêts à modifier leurs comportements que s’ils n’ont rien à perdre. Bref, je préfère de loin quelqu’un qui a une conscience sociale et qui contribue du mieux qu’elle peut pour venir en aide aux autres que ceux qui chialent dans leur coin contre le gouvernement et son inaction et qui ne font jamais rien de concret. Commençons tous par un grain de sable et un jour, qui sait, peut-être aurons-nous un château?
Un geste gratuit, pourquoi pas?
Un manteau, des denrées pour les pauvres ou une contribution à Centraide, c’set simplement se faire plaisir par des gestes concrets d’empatie.
Attendre de l’état est complètement ridicule. C’est extrême mais cela fait 60 ans que les castes sont interdites en Inde et cela n’a rien changé…
Tous n’ont pas désiré le sort dans lequel ils sont plongés. Faisons donc une part.