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10e jour du FTA, de révolte, de chaos et de grâce

Le politique est à l’honneur dans plusieurs pièces présentées au FTA cette année. Après les Irakiens et leur Irakese Geetsen, qui plongeaient courageusement dans une peinture surréaliste de la guerre en Irak, la compagnie italienne Motus nous a présenté le fort original Too Late! (antigone) contest #2, véritable petite bombe poétique jetée à point nommé dans le Montréal déchiré par la crise des étudiants. La révolte d’Antigone revisitée par les metteurs en scène Enrico Casagrande et Daniela Nicolò est explorée à la lumière du conflit des générations, construite autour d’un duel improvisé par un formidable duo d’acteurs : l’un (Vladimir Aleksic) jouant un Créon ambivalent, hésitant entre une autorité amie et bienfaitrice et un pouvoir coercitif tyrannique; l’autre (Silvia Calderoni), incarnant d’abord Hémon puis Antigone, deux figures de la jeunesse cherchant sa place dans la société.

Inspirée de l’Antigone de Brecht avec des références à la version du Living Theatre,  la compagnie propose dans une mise en scène minimaliste un contest entre ces deux personnages, une confrontation sous la forme d’un dialogue qui démonte les rouages des jeux de pouvoir se promenant entre de véritables joutes rhétoriques, d’amusants tableaux (guerre de chiens, déguisements successifs de Créon portant le masque d’un vieux rabougri rappelant Berlusconi) et des réflexions réelles des acteurs, optant pour une distanciation qui met tristement en relief l’horizon bloqué pour tous ces Antigone d’aujourd’hui vivant dans une Europe sclérosée, dont la révolte arrive « trop tard ». Lorsque Antigone demande à Créon:  « Tu me possèdes, alors qu’est-ce que tu veux faire de moi? Tue-moi! », on doit admettre les bouleversants échos avec ce qui se passe entre les jeunes et le gouvernement québécois. Valsant sur scène sur une musique chantant sa solitude, cette Antigone forte et naïve, rappelle la beauté fragile d’une jeunesse qu’on préfère envolée par ses rêves qu’étranglée par la loi. Bien hâte de voir la seconde pièce de la compagnie italienne :  Alexis, une tragedia greca, qui fait partie de ce même projet sur les traces d’Antigone, présentée à partir de dimanche.

Dans un geste beaucoup plus violent, radical et frondeur, le Mladinsko Theatre, compagnie très avant-gardiste d’ex-Yougoslavie, propose quant à lui une pièce-choc sur la guerre des Balkans avec Maudit soit le traître à sa patrie! L’entrée en matière est belle, avec une fanfare agonisante expiant les dernières notes d’un chant slave douloureux, puis livrant directement au public les destins entrecroisés d’acteurs décédés à cause d’une scène de branlette dans un film porno, tournant le tragique en dérision. L’arme du rire se fait pourtant vite déloger par celle de la guerre, des coups de feu fusant à profusion, venant massacrer à répétition toute manifestation de patriotisme, créant un climat de tension extrême pour le spectateur agressé sans cesse par ces explosions assourdissantes.

Construisant une féroce critique des nationalismes qui mènent au morcellement des identités, cette balkanisation tragique qui a mis à mort un peuple, l’auteur Olivier Frljic expose les dérives de l’amour du pays qui ne peut que mener à la haine de l’autre. Entre un défilé de drapeaux qui vire en parade armée, des discussions tendues sur les origines ethniques de l’un, les dilemmes moraux provoqués par les guerres, les acteurs jettent au public de « femmelettes de Québécois » des insultes bien visées sur nos rapports avec les Amérindiens, notre exploitation pétrolière, le génocide francophone qu’on ne contrôle pas, le culte de Céline Dion. Frontale et provocatrice, la pièce prend donc chaque public à témoin de ses propres comportements politiques condamnables, créant un contexte propice à la remise en question, incitant à l’action ou du moins à une certaine conscientisation.

Un peu trop appuyée et axée sur la dénonciation directe, la pièce manque de théâtralité, les discours prônant sur la dramaturgie. Le texte puise dans les expériences personnelles de chacun des acteurs, faisant surgir des moments forts, des émotions vives et l’extrême violence de la logique guerrière vécue de l’intérieur, mais la répétition du procédé (discours patriotique menant à la guerre, illustré par des coups de feu) finit par lasser et le goût de la provocation par diluer la force de frappe du concept. Nul doute que la proposition percutante d’Olivier Frljic fait son effet, car on sort assourdi et agressé, mais l’attentat théâtral perd en puissance en basculant dans le manifeste politique qui cherche la subversion avec parfois trop d’ardeur, attaque de front quand il aurait pu suggérer plus subtilement.

Loin du bruit et des assauts violents, le deuxième opus d’Anne Teresa de Keersmaeker, Cesena, présenté hier et ce soir encore au FTA, confirme quant à lui le travail exigeant de la chorégraphe qui transporte avec ce concert de corps et de voix loin, très loin de notre monde de messages prédigérés et prévisibles. Si l’oeil et la tête savent patienter, ce qui émerge de la noirceur après plusieurs minutes de lente contemplation est somptueux, mais il faut quitter le tableau de bord habituel et se laisser guider par ces merveilleux danseurs et chanteurs qui accouchent, dans la nuit, d’une grâce née de luttes et de disharmonie. La beauté née du chaos, un peu comme cette bouleversante Antigone italienne et peut-être québécoise ?