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Ma décennie à moi*

Brillante idée de la rédaction du Voir pour sa dernière édition de 2009 que d'offrir à des artistes l'opportunité de jeter un regard sur la décennie qui vient de s'écouler. Une même inquiétude traverse plusieurs discours : la dérive des politiques de subvention qui menacent durement les arts en les mettant au défi de la rentabilité. Au Canada, on mise de plus en plus sur le divertissement stérile qui remplit et anesthésie plutôt que sur des œuvres qui stimulent le goût de l'art, la réflexion et l'esprit critique. Les grands médias appuient le mouvement : l'espace alloué aux disciplines et aux œuvres plus difficiles d'accès se réduit à une peau de chagrin. La danse, évidemment, en prend un coup. On s'attache trop peu à donner une perspective sur une création ou une pratique artistique. On se contente de toujours poser le même type d'éclairage sur les évènements à l'affiche. Me semble pourtant qu'avec les nouveaux médias, on pourrait bien imaginer des articles qui s'intéresserait à un processus de création en cours, à la démarche globale d'un artiste ou à une thématique et qui présenteraient des onglets du genre « Si vous souhaitez être informé de la sortie de ce spectacle en salle, cliquez ici. » La promotion se ferait d'une manière ou d'une autre derrière cet onglet-là… Créneau à explorer.

Mais bon, ce n'est pas pour deviser sur le sujet que je prends la plume aujourd'hui. C'est pour me prêter à l'exercice du bilan sur la décennie en regardant la danse par le petit bout de ma lorgnette (comme j'aurais dû le faire plus souvent depuis mon Changement de cap proclamé*.)

Or donc, j'ai débarqué au Québec fin avril 2000, certificat de résidente permanente en poche. Trois jours plus tard, je me jetais sur le programme de cours de danse gratuits offerts à l'occasion de la Journée internationale de la danse et me retrouvais dans un studio du fin fond d'Hochelaga pour un atelier avec Benoit Lachambre. Le nom ne me disait pas grand-chose mais prendre un cours avec un chorégraphe professionnel m'apparaissait comme une chance à saisir. Quand il nous demanda de danser avec les yeux, le voyant « fumisterie » s'alluma dans ma tête et je quittai prématurément l'atelier. Je n'étais visiblement pas prête pour l'éveil des sens et je n'aurais misé pour rien au monde sur le fait que Lachambre serait un jour de ceux qui m'inspireraient le plus. Comme quoi les expériences les plus rébarbatives en danse contemporaine peuvent être fondatrices. Elles ouvrent parfois des portes dont on ne franchit le seuil que bien des années plus tard.

En septembre de la même année, José Navas présentait Perfume de gardenias à l'Agora. Le titre fleurait bon mes origines et on présentait ce chorégraphe comme un incontournable au Québec. J'aurais voulu voir le spectacle mais n'y suis pas allée. Impressionnée par l'immense affiche qui s'étalait en façade du métro Sherbrooke, luxe que l'Agora ne s'est plus jamais autorisé depuis, je ne me suis même pas renseignée sur le prix du billet d'entrée. J'ai présupposé que l'art qui s'affichait si grand ne serait pas à la portée de ma bourse de jeune immigrante travailleuse autonome. Quelque part en moi s'enracine la croyance que les arts et les salles de spectacles sont réservés à une élite à dominante bourgeoise. C'est d'ailleurs souvent vrai. Le prix d'accès à certaines salles est d'ailleurs carrément rédhibitoire. Avant de me spécialiser en danse et de bénéficier des places gratuites offertes aux médias, j'ai pesté de la vue exécrable au poulailler des grandes salles de la Place des Arts et j'ai profité de la gratuité au Théâtre de Verdure et dans les maisons de la culture pour découvrir diverses compagnies dont les grosses pointures que sont Les Grands Ballets (GBCM) ou Les Ballets Jazz de Montréal (bjm_danse). Un bon réseau pour se faire une petite idée du paysage québécois de la danse contemporaine. On n'y voit pas forcément les meilleures œuvres ni un panorama varié de la création de chez nous, mais il arrive qu'on y trouve des perles.

Je saute en 2003 pour mon premier et dernier Festival international de nouvelle danse. Je me suis donné 100 dollars de budget et j'ai choisi quatre spectacles parmi les dizaines proposés. J'hallucine. C'est l'abondance. Je découvre William Forsythe, Lee Su Feh, Crystal Pite et un autre artiste que j'oublie. J'adore l'expérience du FIND mais hélas, il se meurt. Moi, je plante mes racines en orientant tranquillement ma vie professionnelle vers la danse : depuis février, je tiens la chronique culturelle héritée d'une collègue à L'Actualité médicale. L'un des six évènements que je présente tous les 15 jours concerne systématiquement la danse. C'est l'occasion pour moi de me bâtir un petit background sur la culture chorégraphique canadienne et de nourrir celui que j'ai sur la culture européenne. Je retrouve, entre autres Benoit Lachambre, Roger Sinha et Philippe Decoufflé. Je découvre Daniel Léveillé, Danièle Desnoyer, Wim Vandekeybus et Dave St-Pierre. Avec La Pornographie des âmes, je signe ma première critique dans le magazine électronique DF Danse. Dans la foulée, je m'inscris à une formation donnée par le Regroupement québécois de la danse (RQD) sur L'élaboration du discours en danse contemporaine pour légitimer le pouvoir que me donne la critique et tempérer certaines de mes ardeurs assassines.

La même année, mon amie Laurence s'offre comme bénévole pour le deuxième Séminaire chorégraphique que José Navas organise à Montréal (un évènement génial). Elle ne sait pas que, quelques mois plus tard, il l'engagera aux communications de Compagnie Flak ni qu'elle sera à l'abordage de diffuseurs potentiels au Japon au moment où j'écris ce billet. C'est aussi en 2003 que je me lance dans la radio communautaire à CIBL avec l'émission hebdomadaire Kinécittà, qu'on prononce « kinétchita » et qui signifie « la cité du mouvement » – clin d'œil aux studios de cinéma romains que peu de gens relèveront au cours des trois ans que durera l'émission. C'est également la période où j'ai la chance de suivre six semaines du processus de création d'Æternam, la nouvelle œuvre d'Emmanuel Jouthe. J'y fais la connaissance de l'extraordinaire chorégraphe-interprète Chanti Wadge, qui m'a invitée tout récemment à voir un filage de sa toute nouvelle création. Notons que ce privilège ne remet pas en cause mon indépendance d'esprit, pour ceux que cela inquiéterait. Depuis longtemps, quand il s'agit de danse, j'adopte la position d'une documentariste bien plus que celle d'une journaliste. Je n'ai d'ailleurs jamais cru à l'objectivité du journaliste : son regard, quels que soient les filtres par lesquels il observe, garde toujours une dimension personnelle.

En janvier 2005, je signe mon premier article dans Voir. Les sorties au spectacle ne vont pas tarder à prendre le pas sur mes précieuses soirées d'improvisation dans les ateliers de Nicole Laudouar. La vitrine de cet hebdomadaire à gros tirage va me donner une légitimité dans le milieu de la danse que le travail de qualité que j'ai fourni à CIBL et dans DF Danse ne peut suffire à conférer. Car l'importance que l'on m'accorde dépend plus souvent de la visibilité du média pour lequel je travaille que de ma personnalité ou de mes performances professionnelles réelles. Au fond, pour beaucoup, je ne suis qu'une courroie de transmission. Interchangeable à tout moment. Le sort réservé par La Presse à mes collègues Aline Apostolska et Stéphanie Brody est une triste preuve de cette réalité : patrons et syndicats n'ont pas hésité à écarter ces deux pigistes malgré leur grande expertise et une collaboration de plus de 10 ans au profit de salariés qui assurent désormais la couverture de la danse de façon moins régulière et moins pertinente. Le RQD a bien intenté une action pour renverser la vapeur, « la raison de plus fort [de l'économie, en l'occurrence] est toujours la meilleure », comme disait l'ami Jean. C'était vrai au XVIIe siècle et ça n'est pas près de changer.

Mais revenons à nos moutons. L'idée d'un bilan des cinq dernières années me donne le vertige tant j'ai été nourrie de spectacles, rencontres et autres expériences. Côté médias, j'ai réussi à parler de danse dans Le magazine de la Place des Arts, Les cahiers de théâtre-Jeu, Accents Danse (éphémère magazine publié par l'École supérieure de ballet contemporain dont je fus l'adjointe à la rédaction), dans La Scena musicale et même dans le magazine de vulgarisation scientifique Découvrir. Parallèlement, je me suis rapprochée du milieu en investissant le secteur de la médiation culturelle et en collaborant notamment assez régulièrement avec le RQD. J'ai, entre autres, été secrétaire du chantier sur la relève disciplinaire qui a précédé les Seconds États généraux de la danse et j'ai eu à travailler les rapports finaux des quatre autres chantiers. Cette expérience exigeante m'a donné une vision globale de l'état de la danse contemporaine au Québec, de ses structures et des individus qui la vivent et la développent au quotidien. La croissance démographique dont parle Emmanuel Jouthe dans son bilan de la décennie est selon moi un des plus gros problèmes que la danse a à gérer. J'ai beau adhérer à l'idée que l'on ne peut déplorer un trop grand nombre d'artistes dans la société québécoise, l'accès à la scène professionnelle y est si facile qu'il ne favorise pas une écologie saine du milieu et ouvre la porte à une forme de complaisance quant à la rigueur intellectuelle censée présider à la création d'une œuvre d'art. Dans ce contexte, certains artistes doués pour le marketing s'en sortent fort bien indépendamment de la valeur artistique de leurs production (et on s'entend qu'une telle affirmation serait à nuancer), tandis que d'autres, plus pertinents artistiquement n'arrivent pas à faire entendre leur voix. Mais cela fait partie des tabous qu'il n'est pas de bon ton d'évoquer.

Bien. Je pourrais deviser encore longtemps en prenant pour prétexte les 10 ans écoulés, mais je vais quand même vous libérer en vous félicitant d'avoir réussi à vous rendre jusqu'au bout de ce long monologue. Car la longueur ne sied guère, paraît-il, à l'internaute pressé. Osons-la tout de même en espérant qu'elle pourra compenser le silence dont je vous gratifie depuis la fin octobre.

 

* Bon, vous l'avez peut-être remarqué : je ne suis pas très assidue sur ce blogue. Ça viendra peut-être un jour. Qui sait ? Pour l'heure, disons que simplement que j'ai commencé ce billet à la fin 2009, quand TOUT LE MONDE y allait de son topo sur la décennie, et que je ne l'ai repris que début mars, à l'heure justement où je m'apprête à fêter mes 10 ans en sol québécois.